Sans véritablement connaître de fond en comble la discographie de David Eugene Tudor, pianiste et compositeur avant-gardiste américain de tout premier ordre décédé il y a maintenant une quinzaine d’années, Rainforest est à mes yeux le morceau emblématique de l’exemplaire carrière du musicien ; au-delà de ses expérimentations de tous poils et de ses collaborations avec les autres grands pionniers de la musique électronique et expérimentale (à commencer par Cage). Non seulement Rainforest se présente comme une composition électronique avant-gardiste de premier plan de part son ingéniosité et l’inventivité de son géniteur, mais elle regroupe aussi toutes les qualités essentielles pour ce type de composition : singularité, dépassement, évasion, curiosité. Plus encore, puisqu’il en existe différentes versions, toutes réalisées en live à différentes époques et en différents endroits, son statut de “travail à jamais inachevé” ne pouvait que finir par me séduire et m’inciter à creuser davantage dans la composition, son histoire, le message qu’elle cherche à véhiculer et son importance pour l’environnement musical actuel (du moins pour le mien). S’étalant sur une décennie, le travail réalisé par Tudor sur Rainforest est exemplaire en ce qu’il démontre à quel point une idée musicale n’est jamais définitivement fixée et peut être revisitée en permanence ; illustrant de la meilleure des façons tout le caractère éminemment évolutif et en proie avec l’instant présent de la pratique de l’enregistrement. En l’occurrence, David Tudor s’est affairé pour chercher à faire évoluer aussi bien le fond du morceau et de l’œuvre sonore que sa forme et le contexte dans lequel celle-ci prend toute sa dimension.
Il n’existe qu’un nombre relativement restreint d’enregistrements pressés et commercialisés des quatre versions existantes de Rainforest. Le tout semble se compter sur les doigts d’une main. Je dis bien “semble” car en dépit de nombreuses recherches, je ne suis pas parvenu à m’assurer à 100 % de ce postulat de départ. Mais peu importe. De fait, Rainforest a d’abord été pensé, j’imagine, comme une expression propre au “live”, à l’expression scénique plus qu’à une composition faite pour l’enregistrement (par nature, pratique fixe, immuable, une fois réalisé). Le travail et la “réalisation” de ces quatre versions de Rainforest s’étalent sur, plus ou moins, une décennie, depuis le milieu des années 60 jusqu’au milieu de la décennie suivante. Organiste de formation, après une longue et fructueuse carrière en temps que pianiste d’avant-garde, au tournant des 60’s, Tudor délaisse peu à peu le clavier pour participer à la brillante exploration de l’univers des sons proto-électroniques et des effets sonores en tous genres, notamment aux côtés de John Cage sur “Variation IV”, l’une des œuvres les plus emblématiques de son époque pour tout le degré d’avant-gardisme et d’innovation qu’elle recèle. Vers 1965, David Tudor commence à développer une idée toute simple d’exploitation de nouvelles formes sonores qui allaient lui permettre de donner vie au projet Rainforest.
Mais de quoi s’agit-il, très clairement ? Les quatre versions de Rainforest, bien que concrètement toutes différentes les unes des autres, se rejoignent sur un élément central : ce dont elles sont composées. Il s’agit en réalité de sons électroniques issus uniquement du bruit généré par le mouvement d’objets divers utilisés, dont le frottement avec l’air et l’écho générés sont captés par des appareils, traités puis envoyés vers une enceinte pour répercuter le son. Une idée réellement simple, impliquant essentiellement des connaissances poussées en acoustique et en physique pure mais qui va donner naissance à de véritables pièces musicales cohérentes, passionnantes et dotées chacune d’une existence propre (en réalité, un simulacre d’existence propre). Tudor imaginait chacune de ces pièces comme de véritables sculptures sonores singulières. Aussi, le matériel utilisé, le lieu d’exécution, la méthode employée, ont ils varié depuis la première jusqu’à la quatrième œuvre. Rainforest, comme son nom l’indique, est la tentative de Tudor de simuler à travers les sons électroniques le bouillonnement et l’effervescence quasi permanente d’une forêt tropicale moite et poisseuse où grouillent des milliards d’organismes vivants, animaux et oiseaux de toute sorte. Je ne vous cache pas que je ne vais pas m’aventurer plus loin dans la technique pure. Parce qu’elle est un peu complexe à comprendre et à expliquer pour les non-avertis dont je fais partie, et surtout parce que je ne me sens pas capable de présenter fidèlement les quatre œuvres qui s’étalent sur plus de 4 ou 5 heures mises bout à bout. L’exaustivité exigée par ce travail n’apporterait pas grand-chose à mon propos.
Aussi, je vais me focaliser sur les deux versions que j’ai le plus écoutées, la I et la IV, et ce grâce au CD paru en 1998 chez Mode (label new-yorkais spécialisé en musique expé/jazz/new classical…), sobrement intitulé Rainforest et qui regroupe, en plus d’un booklet de 16 pages très instructif (en 3 langues), les deux versions sus-nommées. A l’origine, la première version de la pièce avait été créée par Tudor pour illustrer une représentation de la Merce Cunningham Dance Company en 1968 au Brésil. Ici, elle figure comme un enregistrement réalisé lors d’un concert en Inde en 1990, pour lequel Tudor a réutilisé le même schéma d’enregistrement que celui qu’il avait mis au point plus de 20 ans plus tôt. Mais autant vous le dire d’emblée : “Rainforest IV” me fascine mille fois plus. De par de son degré d’accomplissement, elle symbolise réellement tout le chemin parcouru par Tudor depuis la première représentation en 1968 et sa manière de constamment améliorer, perfectionner et densifier son œuvre pour donner naissance à une expression radicalement différente des précédentes, en tous points. De l’aveu même de Tudor. Concrètement, pour cette pièce, les objets utilisés sont soumis à une vague de son avec laquelle ils vont entrer en résonance et c’est cet écho, ce “retour” qui est capté par des micros et des appareillages d’enregistrement tous calibrés différemment pour que les sons qui en résultent soient aussi riches et variés que possible. Le résultat est cette ambiance incroyable, une véritable jungle numérique, une myriade de petites existences insignifiantes qui s’incarnent dans ces êtres vivants sonores sans consistance mais dont le souffle de vie se fait assez puissant pour rayonner sur tout le morceau. Une pièce incroyablement harmonieuse et immersive, où piaillements, cris en tous genres, voix d’outre-tombes comme un orage qui n’en finit pas, se superposent les uns aux autres, sans aucune logique apparente si ce n’est celle créée par ces échos captés. Les objets sont disposés dans une pièce, suspendus. Aussi, Tudor joue évidemment avec la spatialisation du son qui permet à un auditeur d’entendre un même bruit à plusieurs endroits différents de la pièce.
A l’instar de bon nombre d’œuvres de ce genre, réalisées dans les années 50 et 60 par des compositeurs de cette génération, il n’y a en réalité que très très peu d’instructions à suivre pour réaliser ce genre d’œuvre. Quelques conseils tout au plus, tous types d’objets peuvent être utilisés et il est très important pour chacun de prendre le temps de calibrer le matériel de captation sonore comme il l’entend, pour créer sa propre jungle musicale agitée par une pluie d’été chaude, ce déferlement sonore qui nous engloutit l’auditeur pendant les 50 minutes que dure la pièce (dans sa version publiée par Mode). Et comme pour beaucoup de ces pièces, si la dimension “sonore” et expérimentale est importante, la dimension ludique l’est tout autant. Tudor confie avoir réalisé cette pièce en 1973 avec une série d’objets trouvés, suspendus dans une pièce où se tenaient 14 personnes ayant toutes participé à l’expérience. Un pur moment de libération sensorielle, à n’en pas douter.
Sans aller trop loin dans la description pure, et dans l’unique but de laisser à chacun le soin d’interpréter et d’imaginer les images que renvoient ces sons réfléchis par ces objets suspendus, je me permets de clore cette petite incursion dans l’univers difficile à complètement appréhender d’un seul coup d’œil de David Tudor en vous proposant une petite mise en mots de quelques sensations ressenties à l’écoute de la composition. Pour coller au thème, je me suis moi-même imposé une seule et unique limite: celle d’écrire ce texte en “live”, sans y avoir précédemment pensé, et sans y retoucher par la suite. Comme s’il s’agissait de mon propre “Rainforest IV”, réalisé dans une pièce, entouré de quelques personnes. Un moment qui disparaît pour se figer à jamais dans nos esprits une fois le dernier mouvement d’objets stoppé, la dernière vague de son disparue.
“L’environnement sensoriel se déplace avec sa propre volonté, recréation d’une jungle synthétique vivante, une pulsation primaire. D’abord les os, puis les nerfs, les muscles, la peau, pour former de petits animaux sonores vivants, aux mouvements irréguliers, imprévisibles, craintifs, apeurés, agressifs. Ils vibrent, éructent, s’agitent et balancent ces amas de sons, de bruits, d’odeurs dans toutes les directions. Une asymétrie sensorielle dans laquelle il semble si aisé de se perdre, de perdre son chemin. Un passage emprunté la seconde d’avant est rapidement effacé. Je descends ce fleuve étrange sur une barge fragile. Chaque coup de rame agite des milliers de particules sonores. Et puis l’humidité semble soudain se faire plus envahissante, mon corps rejette le trop plein, ralentit, l’air est vicié. La chaleur des percussions qui s’entrechoquent devient étouffante, me pénètre de part en part, me fait perdre la tête, plus de repères. Je me défais des quelques bouts de tissus qui me collent à la peau, que je dois littéralement arracher à ma chair pour parvenir à respirer, un peu d’air. Je suis nu et les éléments sonores, à la base de tout, s’approchent de moi. Comme pour communiquer, étrange.
Les mains, les bras, le dos, les jambes, mon sexe, ma nuque, mes paupières, partout. J’en avale certains, qui se mélangent à mon organisme, mes fluides intestinaux, pour finir par réellement faire partie de moi. Avec malice, certains commencent à doucement transpercer mon corps à différents endroits. Je saigne mais mes plaies se referment sous l’action des millions de bruits qui m’entrainent avec eux dans ce bain bouillonnant. Rapidement, les petits organismes extérieurs s’installent réellement un peu partout sur mon corps, se développent, tissent des ramifications interminables. Ces éléments musicaux s’incarnent en de petites formes solides qui vampirisent peu à peu mon corps, s’emparent d’une partie puis colonisent la voisine, ainsi de suite. Je ferme les yeux et des tiges, nouvelles parties de moi-même, viennent me les coudre à jamais. Je respire mais ne rejette plus que du son, provoqué par les éléments qui prolifèrent dans mes organes. Une armée de micro-détails sonores qui font de moi un nouvel appendice de cet environnement sonore global, cette forêt tropicale poisseuse, effrayante. Inévitablement, je me tords de douleur. Frustration car mes cris finissent par ne former que de magnifiques harmonies déstructurées. Tandis que redouble encore l’intensité des sons autour, peu à peu familiers, proche, comme une partie extérieure issue de moi, à l’origine. Je me déforme, grossit, me désarticule, ne ressemblant plus à rien de très explicable, hurle de toutes mes forces pour finir par éclater en une explosion d’éléments sonores bordéliques. Des sons brefs, succins, s’enfuient dans toutes les directions. Mais ma conscience demeure là, bien présente, liée à cet espace synthétique éphémère dont j’ai rejoins la composition essentielle. Je suis lui et me joins au concert sans queue ni tête qui n’en finit plus. Autour de moi, cette jungle bavarde, bruyante. Il se met à pleuvoir.”