Monarch, le drone et la foi
A propos de l'album "Omens" de Monarch
Au départ, ce n’était qu’un terme technique. Un drone, c’est un long bourdonnement, saturé, qui ne s’arrête jamais. Une sorte de bruit grave et dénué de toute mélodie, issu des musiques traditionnelles. Utilisé par les pionniers des musiques expérimentales, de La Monte Young à Terry Tiley en passant par Phillip Glass, le drone n’était qu’un agrément à une musique plus large, plus complexe. Mais plus tard, Dylan Carlson et Stephen O’Malley se sont emparés de cette technique pour la mettre au centre de leur musique, ce qu’on appellera le drone-metal ou qu’importe. Leur musique n’existera plus que par le drone, elle serait ce bourdonnement incessant, et c’est tout.
Earth et Sunn O))) ont travaillé sur deux fronts à la fois, d’abord du côté de la mélodie et ensuite du côté du rythme. Au niveau mélodique, le drone comme genre musical abolit toute idée d’harmoniques, de progression de notes, d’assemblages d’idées. Le drone se veut comme un ressenti puissant, quelque chose qui fait vibrer le coeur et le ventre. La vibration comme credo avant la mélodie, la beauté passe à la trappe et on s’approche de la musique expérimentale, dans le sens où elle devient une expérience. Pour entrer dans le drone, il faut accepter de mettre de côté toutes ses habitudes musicales, des habitudes “pop”, où les mélodies ne dissonent que rarement. Le drone fait voler tout cela en éclat, il n’est qu’un bruit. Il s’écoute et se réfléchit en termes d’ambiance et non de mélodie.
Ensuite, l’autre front, c’est le rythme. Et l’approche est encore plus flagrante. Sunn O))) a complètement explosé l’idée de cadence. Leur musique ne respecte plus aucun code rythmique, elle se fonde sur des mouvements et une entente entre les membres. Les percussions y sont rares. Le bourdonnement persiste, immuable et stable, avant que les deux terroristes sonores ne se regardent, lèvent lentement leurs guitares et changent “d’accord”. Le bruit détruit l’idée de rythme au profit du suspens et de l’attente. Le drone est une lente épuration des idées préconçues sur la musique. Et de cette technique assez simpliste, qui vient seulement de la saturation entretenue d’un ampli, c’est l’idée même de ce qu’on attend d’un artiste, d’un titre ou d’un album, qui explose. Sunn O))), à travers ses albums, a réussi à désintégrer l’idée de rythme. La lenteur du stoner, puis du doom a laissé place à l’immuabilité du drone.
Mais à peine né, le concept était déjà dépassé. Encore un exemple où l’idée même de la musique prend le dessus sur l’art en lui-même. Le concept surpasse la création, et devient vide. Le drone devient alors ces assemblages de bourdonnement sans queue ni tête, cette répétition incessante d’albums difficiles à distinguer. Comme dans la sphère noise, le drone a été victime de son concept trop radical : abolir la mélodie et le rythme, comme Merzbow l’avait fait avec ses bruits analogiques puis numériques. Sauf que voilà, Merzbow n’a jamais réussi à aller ailleurs, il a sorti des milliers de disques qui racontent tous la même chose. A l’inverse des Masonna et des Merzbow, la sphère drone a très vite identifié l’impasse qu’elle avait créée. Le toujours plus du drone s’est très vite arrêté, et les mastodontes de la discipline ont tout de suite pris des détours. Les premiers albums (The Grimmrobe Demos et Void) de Sunn O))) apparaissent comme une des dernières traces de ce drone jusqu’au-boutiste, White et Black One enterrant définitivement le drone pur et simple.
En fait, ces groupes légendaires du mouvement ont assez vite intégré que le drone, seul, serait insuffisant pour produire l’ambiance recherchée ; cette ambiance fantasmée, méditative, cette langueur monocorde et entêtante passait par plus que des bourdonnements. Pour définitivement anéantir le rythme, il fallait plus que se débarrasser de la pulsation, il fallait suspendre le temps. Stephen O’Malley créé alors Khanate en 2001, puis KTL en 2006. Le premier se contente d’offrir à la voix terrifiante d’Alan Dubin une couche sonore sombre et malsaine, et Khanate devient alors prophète d’une apocalypse qui se défait complètement du concept de drone pour l’emmener vers les ténèbres. Quant à KTL, comme les derniers albums de Sunn O))), il ajoute aux drones des parties électroniques, des semblants de construction. Autrement dit, Stephen O’Malley habille ses drones au profit d’une musique d’ambiance qui se définit par sa lourdeur et son climat sordide.
De l’autre côté, chez Earth, le cheminement est sensiblement le même, à la différence près que Dylan Carlson, lui, prend encore plus significativement ses distances avec le drone, au point même de s’en défaire complètement. Il en garde l’ambiance, la lenteur et les atmosphères, mais se défait du bourdonnement, l’essence même de sa musique. Son diptyque Angels of Darkness en est une illustration parfaite : le rythme revient, la mélodie réapparaît, seul le lugubre et les basses demeurent.
Au final, le drone a évité l’écueil de l’extrémisme grâce à une mythologie et une esthétique au profit de la musique. Sunn O))) ajoute le mythe Attila Csihar, chanteur emblématique de Mayhem, à la formation, les toges et les lentes incantations en concert. Earth développe une esthétique particulière et ne s’en défait pas. Ce sont les ambiances et la mythologie qui ont fait perdurer le drone, et qui lui ont permis, paradoxalement, de sortir de son carcan. La preuve ? Aujourd’hui, on entend du trombone chez Sunn O))), façon Kilimanjaro Darkjazz Ensemble.
Tout ça pour quoi ? Tout ça pour en arriver au drone de maintenant, au drone de 2012. D’un côté, il y a ceux qui n’ont pas compris l’évolution, le virage à prendre, ceux qui persistent dans le drone technique, la succession de bourdonnement sans âme. Et puis il y a ceux qui ont su se défaire des préceptes dépassés des anciens, qui ont su s’accommoder des traditions. Ces derniers ont compris que le drone en lui-même était mort, qu’il n’en restait qu’un substrat à utiliser, à remodeler pour l’emmener un cran plus loin, là où Earth et Sunn O))) s’aventurent aujourd’hui, bien conscients de l’impasse qu’ils avaient créée.
En inventant une mystique quasiment religieuse, Monarch a pris la bonne direction. Tous les éléments nécessaires sont présents pour répondre à la difficile définition de ce drone-metal : saturation, lenteur, noirceur et longueur. Le rythme se dilue dans les drones, les mélodies ne forment qu’un voile qui habille les hurlements déchirants, mais jamais le concept ne prend le dessus sur la musique. Et la voilà, cette ambiance dont on a tant parlé ! La force du drone s’exprime par la mythologie qui l’entoure. L’envoûtement de Sunn O))), le fait qu’on y croit tient dans les robes qu’ils portent fièrement. Sans les incantations, sans la foi aveugle dans la folie, sans cette volonté inaltérable d’exprimer ce quelque chose que personne ne pourrait formuler autrement que par ce bruit, le drone de Monarch serait quelconque. Pour que les bourdonnements deviennent de la musique, il faut qu’ils soient mus par des croyances. Qu’importe le discours, qu’importe le fond, tant que la forme les retransmet. Monarch réussit alors à mêler les contraintes de la forme, les obligations d’un genre avec ses propres croyances. Le groupe français, exilé aux Etats-Unis maintenant, plie les règles du drone, bien conscient qu’elles sont dépassées, pour emmener le genre plus loin, dans un domaine finalement assez rarement exploitée, dans des sphères où Khanate a commencé le travail de conversion. On se retrouve alors plongé quelque part entre la voix folle d’Al Cisneros de Om et la noirceur d’un Burzum. Monarch comme nouveau prophète d’une apocalypse, comme nouvel étendard d’un drone habituellement synonyme d’ennui.
Monarch sort son nouvel Omens chez At A Loss Recordings, preuve que le drone remue encore dans la vase de ses bourdonnements, preuve qu’il n’y a pas que ses pionniers qui ont su s’en défaire, preuve que la foi demeure.