Lindstrøm, l’équilibre et la liberté
A propos de l'album "Six Cups Of Rebel"
Real Life Is No Cool, son album de 2010 avec Christabelle, était un strip-tease charnel. A chaque track, on enlevait une épaisseur de plus et on se laissait aller. Chez Lindstrøm, lorsqu’on se dessape et qu’on se met à nu, ce n’est pas le moi profond qui apparait : on ne montre pas ses blessures, on n’affiche pas ses démons. Au contraire, plus on enlève le couches, plus l’on touche à la nature la plus pure de son auteur ! Et la vraie nature de Lindstrøm c’est la danse ! Se mettre à nu, ce n’est pas pleurer sans retenue, c’est affirmer ce qu’on est, c’est laisser les jambes parler à la place de notre tête. Lindstrøm s’y fichait bien d’y balancer quelques chansons plus bancales comme la reprise de Vangelis Let It Happen. Il affirmait sa place de leader disco, il ne craignait personne. A la danse stylisée et rétro-futuriste, Lindstrøm nous assenait une danse soul, vitale et animale.
Real Life Is No Cool était une confession, une manière de dire que son travail en solo ne reflétait pas sa vision de la jouissance, mais sa vision d’une vie équilibrée. C’était comme une invitation à connaître son extrême moi, celui désossé de toute conscience sociale, et Christabelle était la personne idéale pour ça. Aujourd’hui on sent combien ça lui a fait du bien d’extérioriser ce sentiment, et il y a fort à parier que tout au long de sa carrière Lindstrøm aura besoin de repasser par cette case. Mais là, tout de suite, il est à nouveau habité par l’équilibre, et c’est dans l’équilibre qu’il trouve sa plus grande liberté. Il a défini les contours de sa personne, il a prouvé qu’il n’était pas dupe de lui-même.
L’équilibre et la liberté, deux concepts qui habitent Six cups of rebel et que Lindstrøm s’efforce d’interroger encore et encore ; où commence l’un ou finit l’autre ? Le norvégien se plait à insérer des sons que personne d’autres n’oserait utiliser : ici des bleeps sortis d’une mauvaise collection de samples, là un effet complètement ringard, le tout pour finir sur un bruitage à la Giorgio Moroder. Sur Call me anytime, il y a même un bip qui est exactement celui que fait mon réfrigérateur lorsqu’on laisse la porte trop longtemps ouverte ; à chaque fois que j’écoute la chanson je suis obligé de me retourner vers lui ; et de ce genre de détail vient l’impression que l’album ne se refuse rien. On le sent emporté par une liberté totale, qui lui permet de jouer avec les échantillons à l’instinct. L’instinct, cette arme à double tranchant, Lindstrøm en a fait sa chance, mais cela implique aussi pour l’auditeur de se laisser aller et d’avoir confiance en lui. Car ce rapport à la liberté est aussi peut-être ce qui l’empêche de se transcender : comme toujours la démesure porte en son sein son propre démon. A force de savoir que rien n’est acté, qu’à la moindre seconde, il peut faire intervenir aussi bien une flute de pan que des maracas, on finit par ne plus s‘étonner de rien. On vit dans un tel chaos qu’aucune décision ne parait plus osée ; c’est un grand n’importe-quoi, on y adhère, mais ce n’est plus la prise de risque qui nous fait vaciller. Du coup, on finit par plonger dans la folie des morceaux sans en questionner le sens et la pertinence.
Du Space disco, on évolue vers un patchwork disco. Pourtant, Six cups of rebel n’est nullement un album incohérent qui part dans tous les sens, c’est plus qu’il est justement structuré autour de l’idée de partir dans tous les sens, comme si la chanson se construisait en étoile : au centre un rythme et à chaque branche un son, une voix ou un instrument d’univers différent ; les chansons qui s’enchevêtrent (la passage de Call me anytime à Six cups of rebel), le final façon prog épique de Magik, avec cette manière de créer un futur qui s’inspirerait de la démesure de The Knife et serait hanté par les dérives kitshs de Queen…
Même si l’approche est différente, le mantra « Real Life Is No Cool » continue néanmoins de résonner. On finit par se demander si Six cups of rebel est un album modéré comme pouvait l’être Where You Go I Go Too. Car si l’équilibre est bien au centre, c’est avant tout un équilibre de vie, plus qu’un équilibre de musique. Six cups of rebel est ainsi une parfaite incarnation de Lindstrøm l’homme. Il modélise ce contraste entre le bon père de famille qui aime le calme et la chaleur du foyer, et l’image d’un musicien star à même prendre la être de la plus grande fête de l’an 3000 ; une musique à la fois intransigeante et recherchée, et à la fois instinctive et populaire. On sent parfaitement ce type qui veut danser et en même temps s’isoler au loin, avec pour seul contact ses proches. Il y a un côté de plus en plus ironique, comme si le mantra devenait « Cool Is No Real Life ».
Lindstrøm en arrive à mettre sa musique en abyme, comme un mode de vie sur lequel il aurait énormément de recul. Sur Quiet place to live, la façon dont il répète le titre sur un mode presque moqueur, finit par avoir tout du pastiche. Comme si Lindstrøm parlait à sa propre musique, l’air de dire « oui je suis là en train de me déhancher, mais tout ce à quoi j’aspire à cet instant précis est un endroit pour m’isoler loin du bruit » ; c’est dans cet interstice, dans cette manière d’être complètement présent dans sa chanson et, en même temps, d’en être déjà parti que se loge la beauté de ce Six cups of rebel. C’est le rire sarcastique qui intervient dans la chanson titre !
Pour la première fois, Lindstrøm a également voulu jouer avec sa voix ; la voix une des dernières limites qu’il n’avait pas repoussées. Et là aussi, il agit à l’instinct : il sait qu’il n’est pas un chanteur, mais il sait aussi qu’il doit le faire ! Alors plutôt que de se demander si sa voix sera crédible, si son chant se posera avec justesse, il préfère encore une fois tout envoyer balader et tout tenter : il traficote sa voix, la malaxe et la déforme, mais il ne la cache jamais. Ce type assume tout ! On a l’impression qu’il se dit « au point où on en est, vu tous le bordel de son que j’ai foutu, peu importe si ma voix choque ; ce ne sera qu’une folie de plus ».
Lindstrøm peut faire n’importe quoi, il conserve un tel sens du groove et du fun qu’on est toujours prêt à se lancer à ses côtés. On imagine Six cups of rebel interprété en live dans une église, les orgues reflétant à la fois une dimension religieuse et spirituelle, et l’influence de Jon Lord de Deep Purple, puis tout d’un coup tout le monde monterait sur les bancs ; ce serait la plus funky des messes gospel. Serait-ce irrespectueux ? Quant on ne respecte rien, on ne hiérarchise rien et du coup on respecte tout.