À force que Johnny Jewel rabâche que Themes for an Imaginary Film n’a aucun rapport avec Drive, à force aussi que ce démenti soit répété de manière incessante dans tous les articles qui en parlent, on serait tenté d’en voir précisément un – de rapport –, et même au-delà des clins d’Å“il de l’artwork et du morceau introductif qui multiplient les références automobiles. Parce qu’une réelle forme de désillusion se cristallise pour Jewel dans ce « manqué », dans ce « ce n’est pas du tout ça », et que cette désillusion, ce sentiment de rester en bord de route, n’est pas sans échos avec Drive, son contenu et son esthétique.
Drive est certes un film perfectible, à l’écriture brouillonne et à la réalisation expansive, mais qui possède un souffle tragique magnifique, une tragédie en cuir où, quasiment dès le début, tout est perdu d’avance pour Ryan Gosling. Dès la sortie de prison de l’époux de sa prétendante, le destin a choisi son camp. Il ne sera ensuite plus question que d’un déroulé en pure perte, d’une avancée désespérée vers une conclusion implacable. Et à la rigueur d’action de Ryan Gosling, à la sécurité de ses gestes répondent son regard qui, au fur et à mesure que la violence se déchaîne, se charge d’une détresse froide et irréversible.
La bande-son de Symmetry aurait été parfaite pour évoquer ce sort funeste et souligner cette atmosphère crépusculaire. Le projet avait été initialement proposé à Jewel : on attendait de lui la même mélancolie synthétique que chez les Chromatics, Glass Candy ou Desire – il fallait du spleen désenchanté et de la noirceur urbaine. Plus tard, alors que certains morceaux étaient prêts, Jewel s’est vu écarté du film – d’après lui à cause de sa jeunesse et son inexpérience. Jewel en a semble-t-il été affecté. Toucher du doigt le succès, passer à un fil d’être immortalisé dans Drive : il y a eu là une désillusion old school qui colore fortement ce premier LP, aussi beau et ambitieux que franchement dépité. Car il paraît évident que cet épisode rôde encore dans cette volonté étrange de composer coûte que coûte une musique de film avec les ébauches de morceaux qui avaient été réalisés pour Drive : le caractère « imaginaire » de cette BO semble être moins un désir qu’une fatalité. Themes for an Imaginary Film est une bouteille à la mer, une bande-son sans objet, qui par son incomplétude même signe quelque chose de malheureux.
Cet album ne ment pas sur la forme : nous avons bien affaire à une authentique BO où chaque piste illustre une scène, et où ces pistes s’ordonnent et s’agencent dans une dynamique rythmée et finalisée ; c’est de la vraie narration, claire et limpide, qui aboutit à un climax final. En ce sens, ce disque est bien un disque d’aventure : avec ses mises en place, ses scènes d’action, ses baisers enlevés et ses moments d’abattement.
Il est par ailleurs impossible de ne pas penser à John Carpenter, inspiration aussi de Nicolas Winding Refn. Ce qu’il y a d’emballant chez Jewel, par rapport aux autres producteurs du revival 80’s, c’est que son album ressemble autant au cinéma de Carpenter qu’à sa musique. Nombres de thèmes pourraient, tels quels, accompagner les péripéties de Roddy Piper (They Live), Snake Plissken (New York 1997) ou MacReady (The Thing). Et la bande-son, écoutée d’une traite, a bien la durée et la densité d’un film transposé sur piste audio.
Avec la sécheresse de ses rythmes et l’aridité de ses basses, Symmetry colle ainsi bien aux acteurs anormalement musculeux qu’affectionne Carpenter. Sur certains titres, c’est même flagrant : « The Point of No Return », « Over The Edge », « Blood Sport » et « Treshold » sont des marches guerrières où, sans ambiguïté, ça va bastonner. Idem pour toutes les pistes « entre-deux », ni réellement planantes, ni clairement puissantes, où l’on imagine le scénario avancer, l’enquête se creuser, l’intrigue se ramifier sans d’autre point de fixation que le mystère à élucider. Oui, la plupart du temps, cette BO n’exprime rien d’autre que les moments creux mais immergés d’un monde qui n’existe pas, et c’est assez déroutant.
La seule chose que Jewel apporte par rapport à un univers à la Carpenter, c’est l’exaltation sentimentale et la douceur féminine. Quelques pistes sont profondément amoureuses, elles sont rares mais immanquables, pleines de souplesse mélodique et de nostalgie coulante. Et c’est d’ailleurs dans une forme de twist qu’après 35 morceaux instrumentaux, cette BO se termine par une vraie chanson avec la voix des Chromatics, « Streets of Fire ». Cette conclusion, à la fois scène et générique de fin, est de la trempe de « Song To The Siren » de This Mortal Coil, un classique immédiat qui conclut deux heures de péripéties par une sensualité inouïe. Et comme dans Drive ou The Thing, l’Å“uvre ne se termine pas d’un clap, elle insiste, persiste, dépasse la rétine et trouve à se loger quelque part dans la tête, durablement.