38 TÉMOINS : un visage, des figures
Sortie le 14 mars 2012 - durée : 1h44min
Tant que Lucas Belvaux s’obstinera à bâtir ses films sur des thèses et non sur des sentiments, tant qu’il conservera ce ton froidement professoral qui caractérise d’ailleurs son propre visage, tant qu’il emmènera ses scénarios vers des lignes de fuite au systématisme gênant, il passera à côté du chef d’œuvre. Sauf que le chef d’œuvre, cet éden qui ne peut exister que dans l’œil du spectateur, Lucas Belvaux s’en fout. 38 témoins témoigne une nouvelle fois de la stupéfiante indépendance d’esprit d’un cinéaste se distinguant avant tout par sa lassitude. Lassitude à l’égard des codes cinématographiques en vigueur, de cette mode actuelle qui voudrait qu’un film doive être épuré pour être admirable. Lassitude à l’égard d’un monde qui croit se révolter mais ne fait que subir de plein fouet une crise dans laquelle il s’est enfermé tout seul. Lassitude à l’égard de ce fonctionnement cyclique qui fait que des dirigeants laisseront leur place à d’autres dirigeants se rêvant porteurs de providence alors qu’ils ne sont que pantins interchangeables.
Depuis deux films, l’œil fatigué mais pétillant de Belvaux a trouvé un relais en la personne d’Yvan Attal. Interprète magistral, Attal porte en lui ce petit supplément d’âme et de magnétisme qui fait les plus grands. Attal est un tempérament, mais Attal est aussi un visage. Surtout un visage. Son profil gauche fait encore résonner les jeunes années fringantes où tout était possible, la séduction et la colère, la passion et l’envie d’en découdre. Rappel : la partie gauche du cerveau est analytique, logique, mathématique. Elle nous dit qu’y croire est encore possible, qu’il existe encore des combinaisons permettant de redresser la barre, que le pragmatisme et la volonté nous sauveront.
Le profil droit d’Yvan Attal, lui, n’en est plus là. Son oreille se termine par un double lobe, étrange et imposant. Sa paupière n’en finit plus de choir, gagnant du terrain sur un œil qui a choisi de ne plus voir. Œillère naturelle bien pratique pour se protéger d’un monde foutu et bien foutu, auquel on ne croit plus. Rappel : la moitié droite du cerveau est la plus intuitive, fonctionnant sur l’expérimentation et l’erreur, la déduction. C’est comme si chaque journée passée sur cette planète était un échec de plus, rendant la conclusion évidente : notre fin est proche. Ombres de nous-mêmes, nous avançons en quête d’une dignité à jamais perdue.
Attal porte fièrement ce visage en étendard, comme s’il était le seul à avoir compris que nos envies d’y croire encore (cerveau gauche) sont immanquablement vouées à l’échec (cerveau droit). 38 témoins pourrait presque s’arrêter là.
Mais Belvaux insiste avec l’acharnement qu’on lui connaît, montrant avec une rigueur scientifique que toute décision peut être aussi fatale que son exacte opposée. Que fait le héros de son film lorsque, comme 37 autres habitants d’une rue havraise, il est le témoin d’un crime sanglant et nocturne commis en bas de chez lui ? Il se tait, nie avoir entendu ou vu quoi que ce soit, jure ses grands dieux qu’il n’était même pas présent à son domicile au moment du meurtre. Dans mille milliards de polars, quand un témoin se tait, c’est parce qu’il craint d’attirer sur lui les représailles du tueur ou les soupçons des autorités. Ici, même pas. Il s’agit juste d’oublier le plus rapidement possible qu’on n’a pas levé le petit doigt, qu’on n’a pas appelé la police pour qu’elle se lance au plus vite sur les traces de l’assassin, qu’on n’est pas descendu dans la rue pour tenter de porter secours à une victime pour qui, rassurons-nous encore un peu, il n’y aurait de toute façon rien eu à faire.
Ce qu’il y a de fascinant dans 38 témoins, c’est le retournement qui s’opère alors. D’abord choquée lorsqu’elle réalise que l’homme qu’elle aime n’a pas esquissé le moindre geste d’humanité la nuit du drame, Louise (Sophie Quinton) le haïra bien plus dans un second temps, quand celui-ci décidera finalement d’aller témoigner auprès de la police. La dignité n’existe plus. L’héroïsme est un fardeau. Le bien et le mal se télescopent dans un épais brouillard d’où ne ressort qu’une impression de gigantesque gâchis. Une partie de nous voudrait crier quand l’autre reste prostrée. Nous sommes cette rue du Havre. Nous sommes ce petit tas de sable masquant mal les taches de sang sur le bitume. Nous sommes ces gerbes de fleurs déposées avec un sentimentalisme écœurant par des citoyens modèles qu’il faudrait pendre tout autant que les autres. Nous sommes ces 37 témoins bien décidés à ne pas souiller nos vies alors qu’il est déjà trop tard. Nous sommes ce trente-huitième homme en quête de rédemption ou plutôt de jugement, plus égoïste que tous les autres car oubliant déjà l’existence d’une défunte pour ne plus se préoccuper que de lui. Nous sommes cette manchette de quotidien régional proclamant « LA HONTE », majuscules mal imprimées sur de mauvaises feuilles, morceaux de bonne conscience qu’il conviendra bientôt de réduire en fumée.
Le visage d’Yvan Attal est le plus beau des symboles de ce siècle.