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LA VIDA ÚTIL de Federico Veiroj : cinéma, cercle vicieux

Sortie le 27 mars 2012 - durée : 1h07min

Par Thomas Messias, le 28-03-2012
Cinéma et Séries

C’est avec une infinie humilité que l’uruguayen Federico Veiroj, dont c’est le deuxième film, dépeint le lien étrange qui unit le cinéphile et sa propre vie. L’image carrée, le choix du noir et blanc et même la durée de La vida útil — 67 minutes — sont révélateurs de la modestie de ce projet, hommage amusé et bienveillant à ceux qui dédient leur vie au cinéma. Cela fait 25 ans que Jorge, le héros du film, consacre chaque minute de son existence à faire vivre et survivre la Cinemateca Uruguaya, temple de la cinéphilie basé à Montevideo. Quasiment sans le dire, Veiroj montre un homme ayant renoncé à toute vie personnelle pour son amour du septième art et de cette cinémathèque. Abnégation totale ou façon de se préserver d’un monde extérieur jugé trop inconfortable ou agressif ? Le film se garde bien de trancher, faisant de la mécanique cinéphile un véritable cercle vicieux.

Le cinéphile veut voir le monde différemment, découvrir des domaines qu’il ne connaît pas, épouser des regards qui ne sont pas les siens. Le cinéma constitue pour lui un refuge, en même temps qu’un laboratoire personnel où il mène des expériences dont il entend utiliser les résultats dans la vie réelle. C’est là toute le paradoxe de cette addiction plus saine que d’autres : permettre au cinéphile d’appréhender l’existence autrement, tout en le coupant en partie des autres et du monde. Cette dichotomie est au cœur même de La vida útil, présente jusque dans la construction du scénario. Le première partie, la plus longue, montre un Jorge tapi dans son antre, multipliant les tâches pour faire tourner la Cinémathèque et continuer à donner un sens à sa vie. Veiroj brille dans cette description : oscillant entre gentille moquerie et sincère admiration, le traitement met idéalement en lumière les contradictions du héros. Qu’il s’agisse de partager des films islandais avec son directeur pour préparer une semaine thématique ou de tester un à un l’état des fauteuils des salles de projection, chaque activité donne lieu à une scène à la fois drolatique et édifiante, les beaux efforts fournis par Jorge semblant hélas très vains. Dans l’une des séquences les plus criantes du film, Jorge présente une émission de radio sur le thème de la cinéphilie, dans laquelle son patron accapare la parole mais ne brasse que de l’air. Les gestes et les mimiques du personnage montrent bien qu’il en est lui-même pleinement conscient.

Vampirisé par le cinéma et la cinémathèque, Jorge s’imaginait sans doute mourir là, dans ce tombeau de culture et d’émotions. Mais la crise passe par là, et met brutalement fin à cette somptueuse aventure intérieure. La deuxième partie de La vida útil suit un Jorge vacillant, contraint de renouer durablement avec l’extérieur, et bien décidé à ne pas se laisser dépérir malgré la fermeture définitive de la Cinemateca. Quelque chose de somptueux se produit alors, coupant court au discours voulant qu’un cinéphile soit un pur asocial incapable de s’épanouir ailleurs : observant la ville avec ses yeux de cinéphile, notre homme vit et vibre. En arrière-plan sonore, Veiroj injecte des extraits de films anciens, ponctuant le périple de Jorge par des morceaux de musique magiques et surannés ou des bruitages de films de guerre. Montevideo l’admirable se mue alors en décor grandiose, comme lorsque Woody Allen magnifiait Manhattan en transcendant Gershwin. Le film propose alors deux pistes : d’abord l’éventualité d’une idylle entre Jorge, qui se sent pousser des ailes, et Paola, professeur de droit pénal et spectatrice assidue de la cinémathèque. De cette histoire potentiellement naissante, Veiroj ne filmera que l’éclosion fragile, sans présager de ce que deviendra la relation des deux personnages. Une autre vie est possible, et c’est le plus important pour Jorge. Mais l’essentiel est presque ailleurs, dans une scène au pouvoir euphorisant et aux interprétations multiples : pris pour un professeur de droit par des étudiants, Jorge se permet d’alimenter la supercherie et profite d’un auditoire offert pour se livrer à un monologue superbe et mémorable sur le mensonge, son intérêt et sa légitimité. Ces quelques paroles, inspirées de Mark Twain, résonnent comme un somptueux hymne à la cinéphilie, dépouillé de toute référence donc accessible à tous.

Profondément atypique, La vida útil n’est pourtant pas un film d’hurluberlu : c’est une œuvre d’artisan et d’amoureux, qui déploie sa science du plan fixe comme un tour de magie sans cesse renouvelé et dirige à la perfection des acteurs qui n’en sont pas. Jorge Jellinek, l’interprète de Jorge, est critique de cinéma et sélectionneur pour des festivals. Mais c’est un acteur-né. Son physique hors normes, entre Napoleon Dynamite et Andy Kaufman, en fait un personnage démentiel, que Federico Veiroj n’a qu’à filmer avec sobriété pour en extraire le talent. Jorge — l’interprète et le personnage — est une encyclopédie sur pattes, un puits sans fond d’érudition et de souvenirs, mais aussi un être capable de sentiments et d’auto-dérision, que le cinéma phagocyte et alimente, dans une boucle infinie et auto-suffisante. Et la preuve ultime que les très beaux personnages suffisent à faire de très beaux films.

>> À lire : Sur la décadence dans l’art de mentir, de Mark Twain.