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Je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises ces derniers mois: je continue d’être très agréablement surpris par l’enchaînement de disques et de projets qui voient le jour régulièrement depuis une grosse année et qui apportent une véritable fraîcheur au rap US. Un rap qui commençait à sentir un peu le renfermé et qui aura du passer par une période de vide salutaire avant de retrouver en lui les forces venant le challenger, par petites touches un peu partout. Au point d’avoir vu éclore en 2010 et 2011 une poignée de projets appelés à passer à la vitesse supérieure; prometteurs, innovants et addictifs, à tout le moins. Et c’est déjà beaucoup pour moi. Après 10 ans d’écoute assidue à 360°, une paire d’année de cure rapologique plus ou moins profonde, le temps de faire un peu le ménage pour repartir du bon pied, me voila à nouveau prêt à arpenter les tréfonds du web pour tomber plus ou moins fortuitement sur des projets aboutis ou en pleine maturation, qui ne demandent qu’à prendre du galon. Après quelques figures emblématiques qui font parler d’elles en-dehors des sphères rap stricto sensu, parmi lesquelles les Green Ova, la clique Wolf Gang, Friendzone et leurs potes, les A$AP Mob et autres affiliés du Raider Klan (SpaceGhostpurrp sur le Podcast Live n°18, les délirants Metro Zu présentés par ici), je continue de me dire que la période semble permettre à n’importe quelle graine de germer rapidement et d’atteindre un point où se rassemble aisément créativité, instinct et originalité.

Dernière découverte en date: Lil’ Ugly Mane, son hommage au G-rap début 90′s, puisant autant chez Three 6 Mafia que Tommy Wright III, ses ignobles covers et les productions folles de Shawn Kemp. Originaire de Richmond, Virginie, LUM est un autre exemple de cette récente mouvance qui semble prendre ses aises dans le rap US, à tous les niveaux. Une bonne dose de sombre en plus, partout, dans les prods, les lyrics et l’ambiance générale des morceaux. Un schéma appliqué instinctivement par tout un ensemble d’artistes dont tout le monde parle depuis 18 mois, puisant à foison dans un spectre noire allant de l’agressif simple jusqu’aux relents pseudo-sataniques et ritualistes (SpaceGhostPurrp, entre autres). Une espèce de conscience collective qui s’empare de tout ce qui semble émerger aujourd’hui dans le rap, chez des musiciens à peine dans leur vingtaine, et qui les attire vers ce côté sombre/agressif et cynique tout en conservant une dose d’humour et de n’importe quoi pour dédramatiser quand il le faut.

Lil’ Ugly Mane, lui, s’applique dans sa formule qui mélange habilement un horrorcore mis à jour et un goût prononcé pour les clichés les plus essentiels d’un style gangsta dont il aura pris soin d’utiliser tous les codes musicaux. Résultat: la bande-son parfaite pour une soirée à traîner dans le « hood » avant d’aller trucider un « G » ennemi à la machette, tout en se marrant. Et Lil’ Ugly Mane plonge la tête la première dans cette ambiance malsaine au possible mais ô combien addictive dés qu’on y a mis un pied.

Pourtant, Lil’ Ugly Mane n’est pas le meilleur rappeur du monde. Il possède juste ce qu’il faut de charisme et de présence sur les morceaux pour s’emparer des productions de son acolyte pour l’occasion, Shawn Kemp, et les porter vers une sphère supérieure. Celle où le disque commence à se raconter lui-même et dépasse son simple statut d’empilement de morceaux. Car « Mista Thug Isolation » porte en lui une véritable histoire, en filigrane, que l’on suit sans jamais trop l’apercevoir mais qui devient évidente à mesure que l’on prend du recul, que l’on s’éloigne du disque. Avant de zoomer avec application, pour dénicher les détails qui donnent du sens à l’ensemble. Mais pour ce faire, encore faut-il être familiarisé avec le récit type du « G », l’aventure du « hustler » et les péripéties qui y sont traditionnellement liées. LUM passe aisément d’une ode pure à la dope sous toutes ses formes (‘Maniac Drug Dealer’, ‘Radiation (Lung Pollution)’) à l’apologie du rôle central du mack, du pimp, en passant par l’égotrip façon « wack attack » (‘Breezem Out’, ‘Bitch I’m Lugubrious’). Au milieu de tout ça, se mélangent de nombreuses références au sexe sous toutes ses formes, à la violence pure, les fusillades jusqu’au passage par la case prison (voire cimetière). Le rap US est rempli à ras bord d’anti-héros, de vilains dont on adore suivre les aventures à longueur de disques. Lil’ Ugly Mane rejoint la galerie et se fait une place au milieu de ce bestiaire peuplé d’obsédés sexuels à la bite hyperactive, de cervelles cramées aux pires drogues du monde, de petits macks et de terreurs du coin de la rue. Mais LUM n’oublie jamais la dose d’humour noire, de propos un rien décalés avec ce qui fait le commun du genre, juste ce qu’il faut pour ne jamais trop se prendre au sérieux (l’ouverture via ‘Serious Shit’ est à prendre au second degré).

Mais ce qui permet à « Mista Thug Isolation » de réellement marquer les esprits, c’est ce son qui combine habilement prods léchées, lo-fi juste ce qu’il faut, et inspirations dirty south, le tout baigné dans un bocal de jus de cafards que LUM aime avaler d’une traite, comme le premier sizzurp venu (‘Cup Fulla Beetlejuice’). Et ce résultat est dû au travail plus qu’intéressant de Shawn Kemp, proche de Lil’ Ugly Mane, membre du Chocolate Milk Kult crew (CMLK) à qui ce dernier à confier la globalité des productions de l’album. C’est bien simple : Shawn Kemp sait tout faire ou presque. L’hétérogénéité des morceaux est contrebalancée par le soin apporté à leurs confections. Shawn Kemp sait autant faire dans le hit enthousiasmant (le génial ‘Bitch I’m Lugubrious’, une perle) que dans la prod. anxiogène (les cordes de ‘Maniac Drug Dealer III’ !), l’hommage funk/groovy sur fond d’arc en ciel en plastique (‘Breezem Out’), les grincements transformés en éléments musicaux (‘Lookin 4 Da Suckin’) ou l’utilisation de voix pitchées et d’un bout d’orchestre (‘Wishmaster’). Le tout semble faire une révérence évidente à cette scène de Memphis début 90′s, comme si certains morceaux n’étaient que des versions updatées de tracks croupissant sur de vieilles mixtapes de l’époque, dupliquées à l’arrache, au son dégueulasse qui crachote. Et c’est cet à peu près musical, en réalité léché et travaillé comme il faut par Shawn Kemp et sa 808 qui donne sa force à « Mista Thug Isolation ». Par endroits, la symbiose entre le flow de Mane et les prods de SK frôlent la perfection et laissent déjà entrevoir une collaboration pour le moins florissante entre les deux si d’aventure ce LP n’était qu’une première étape avant la suite des réjouissances.

Si j’avais été parfaitement emballé par les premières écoutes du LP, je dois dire que le souffle est redescendu un tout petit peu, notamment en raison d’un péché-mignon de Lil’ Ugly Mane, à une sale manie devrais-je dire, qui vient parasiter une partie des morceaux: une répétition jusqu’à l’overdose de certains refrains !! Ces satanés refrains qui vous restent en tête, qui vous obsèdent et dont vous ne parvenez plus à vous défaire !! Lorsqu’on laisse défiler l’album encore et encore, on en vient à maudire ces bouts de phrases, ces gimmicks répétés en boucle. Pour un disque déjà très long, trop même, rajouter 20 secondes de refrain à la fin de certains morceaux, c’est remettre une couche de chantilly sur un gâteau déjà bien chargé. Aucune chance d’échapper à l’overdose de crème. Ici, les refrains viennent couper un peu le rythme, offrir une respiration à certains morceaux, aux délires textuels de Mane. Mais sont parfois de trop tant on aimerait laisser la place à plus de simplicité, à une occupation un peu moins dense de l’espace (alors que les prods de SK et le flow LUM se chargent de remplir déjà bien comme il faut les intervalles). Plus globalement, l’album se noie un peu dans un mimétisme trop prononcé entre certains morceaux et une différence de mixage un peu dommageable d’un passage à l’autre, qui éloigne un peu l’auditeur du fond du disque. A tel point qu’on en vient à se dire qu’en faisant un peu de ménage, Lil’ Ugly Mane aurait pu carrément pondre là un album à la fois carré, réellement bien fait et surprenant, dans le bon sens.

Car « Mista Thug Isolation » n’est pas avare en tentatives d’aller voir ailleurs. Ne serait-ce que pour cette introduction singulière, ces 3 minutes de boucles de fréquences sonores sur ‘Mista Thug Isolation (The 12th Movement)’ qui ouvre le disque de la meilleure des façons qui soit; comme si l’on plongeait littéralement dans un univers parallèle. Voire même en Enfer, directement. Je pense aussi au singulier ‘Alone And Suffering’, interlude réellement hors-sujet mais carrément bien trouvé en ce qu’elle représente, en réalité, la seule véritable fêlure dans l’armure d’un Lil’ Ugly Mane tout à son personnage de parfait anti-héro violent et psychopathe. Deux minutes où l’on sent poindre un début d’abattement qui ne dure pas mais qui donne à l’ensemble un timide mais bienvenu contrepoint, comme pour souligner l’intelligence dans la conception du disque, faire une pause avant le retour aux affaires. Ou, enfin, cette outroduction, ‘Last breath’, en forme de générique de fin de film de série B, où l’on imagine bien le cadavre du hustler héros sur le trottoir, pendant que la vie continue autour de lui, parti comme il est arrivé, anonymement. Un instant de dédramatisation pour boucler la boucle.

Pour tous ces moments singuliers, qui offrent un véritable relief à l’ensemble du disque, couplés aux productions intelligentes et percutantes de Shawn Kemp et au charisme juste ce qu’il faut de Lil’ Ugly Mane, on aurait pu espérer que « Mista Thug Isolation » évite les quelques écueils du trop-plein et sache se faire violence pour filtrer encore davantage. D’autant que certains morceaux non-utilisés sur ce disque mais diffusés quelques semaines auparavant sur la page Bandcamp de LUM (notamment certains inédits de « Criminal Hypnosis: Unreleased Shit », l’excellent ‘End Ya Whole Shit’, instru très réussie en tête) auraient mérité de prendre la place d’une poignée de tracks retenues in fine. Mais qu’importe. « Mista Thug Isolation » est, quoiqu’il en soit, le premier véritable disque de rap essentiel de ce début d’année 2012. Sorti de nulle part, profitant d’un creux au niveau des sorties attendues, Lil’ Ugly Mane se glisse là, se fait un nom et place Richmond sur la carte du rap underground prometteur, à suivre de très prés. Combiner de cette manière un sens du détail dans la réalisation du disque et la création d’un univers horror-gangsta aussi addictif n’est sûrement pas le fruit du hasard. On peut aisément parier sans se tromper que Lil’ Ugly Mane et les membres du CMLK crew n’ont pas fini de faire parler d’eux.

PS: impossible de ne pas évoquer le plus que surprenant et enthousiasmant « Thug Isolation » mis en ligne il y a tout juste une semaine et qui se veut une réinterprétation free jazz/free funk/bidouillages électro de « Mista Thug Isolation », le tout plongé dans un contexte présenté comme suit: « After 3 years in Trinidadian prison, Dale Kruegler returns to the states. Trading in his beloved guitar « Bermuda » for an alto sax, he joins the remaining members of long defunct r&b/soul jazz ensemble « Brown Slippers » to form Dale Kruegler & The Missing Felicitys, for this captivating interpretation of Lil Ugly Mane’s « Mista Thug Isolation ». Et si j’ajoute que le disque n’est vendu qu’à 500 $ via la même page Bandcamp (mais existe-t-il réellement?) et qu’il a été uploadé à la va-vite sans réellement d’annonce, je pense que vous êtes déjà convaincus du caractère tout à fait particulier de Mane et de ses potes. Vivement la suite.

>> Page Bandcamp de Lil’ Ugly Mane (« Mista Thug Isolation », disponible en numérique uniquement, pour le prix que vous voulez)
>> Tumblr du CMLK crew (pour vous tenir au courant des actus des membres du crew: Shawn Kemp, Ohbliv, Ahnnu et donc Lil’ Ugly Mane)