Plus j’écoute les sorties du label parisien Bookmaker Records, plus je me dis qu’il est étrange que je n’aie pas entendu parler de ses activités avant d’être directement contacté par l’un des membres à la faveur de la sortie de leur tout dernier projet (et de leur tout premier vinyle) il y a de ça quelques semaines. D’autant que l’adresse via laquelle il est possible de contacter le label par courrier se situe à 3 ou 400 mètres maximum du quartier général de Fin De Siècle. Autant dire que les choses ne sont jamais si simples, même auprès d’un public qui semble être celui pour lequel vous “travaillez” quotidiennement et qu’il faudra, quoiqu’il arrive, aller chercher en rampant, sans jamais se décourager. Depuis sa création en 2011, c’est ce que semble faire Bookmaker Records en multipliant tranquillement les sorties et en donnant déjà, au bout de 4 références, une ambiance toute particulière à son catalogue. Tout en montant raisonnablement en puissance à la vue de leur tout nouveau projet: ce “Good Morning, Africa” de M.J. Tapscott et Andrew Kenower.
Frontman du groupe / psyche / indie rock Odawa, Tapscott avoue sans détour avoir puisé dans quelque chose de beaucoup plus personnel pour donner vie à ce disque, une tentative de mettre en musique des horizons éloignés mais qui trouve, sous l’impulsion du musicien originaire de l’Illinois, une essence autre, quelque chose de plus aventureux encore que les enregistrements psychés d’Odawa. A raison. “Good Morning, Africa” est un disque en déséquilibre permanent, enchaînant les allers-retours entre ces morceaux pop touchants, à la beauté froide, et les explorations sonores pures. Mêler pop et ambient dans un même mouvement, une dualité singulière et une ambition louable qui peut raisonnablement conduire à l’impasse. A mi-chemin entre la compilation incohérente et le geste forcé, pour faire se mélanger deux univers qui ne se côtoient qu’à la marge, sous l’impulsion d’un esprit ayant aperçu les points de passage entre les deux réalités pour tenter de les relier, fébrilement.
Mais M.J. Tapscott est allé plus loin en s’adjoignant les services d’Andrew Kenower, artiste protéiforme, poète, musicien et activiste politique, qui apporte cet élément essentiel à l’album: ces field recordings qui servent de papier-peint à l’ensemble de la création. Les deux artistes semblent avoir mélangé leurs visions pour ressortir avec une mixture musical qui parvient à prendre le bon où il se trouvait et faire cohabiter le tout sans anicroche. Aussi, “Good Morning, Africa” révèle un monde où la vibration de l’onde dans l’air est un élément qui existe en tant que tel, en permanence, toujours présent, qui ne s’éteint jamais vraiment. Comme un souffle vital qui renvoie réellement l’album à cette dimension naturelle, presque organique. Une musique issue de la terre, un mouvement post-hippie sombre, désenchanté au sein duquel on prendrait plaisir à venir se blottir pour ne jamais en sortir.
Cette formule magique parvient à mélanger mille ingrédients musicaux pour révéler un paysage apaisé, baigné d’un soleil pâle, utilisant à fond une dimension de spatialité qui nous renvoie directement dans ces horizons sans fin dans lesquels chacun de nous s’est déjà perdu des heures durant, en pleine montagne, à la faveur d’une balade qui n’en finissait plus. Et surtout, l’ensemble se voit sublimé par la qualité de songwriting de M.J. Tapscott qui propose quelques uns des morceaux purement pop/folk les plus enthousiasmants du moment. Une fragilité terrible qui donnerait envie de serrer dans ses bras son créateur pour le protéger de ces passages incessants de l’ombre à la lumière que lui-même impose à sa musique. Une sensibilité qui se prolonge dans le delay permanent au travers duquel s’exprime la voix de Tapscott. Des morceaux, aussi, qui semblent avoir été entendus des milliers de fois mais dont la formule s’avère réellement efficace. A tel point qu’on se prend à écouter en boucle ces ritournelles pop sans jamais chercher à les comprendre davantage, juste profiter du mouvement délicat qu’elles envoient encore et encore.
“Good Morning, Africa” fait immerger de cette masse sonore ambient / field recordings ces compositions légères dont la simplicité ne cache que difficilement la redoutable efficacité. On regretterait uniquement la relative brièveté de ces moments tant on souhaiterait qu’ils durent des heures durant, faisant alterner encore et encore les masses sonores en mouvement de Kenower et les complaintes crève-cœur de Tapscott. Un bouillonnement sonore au milieu desquels une existence éphémère tente de faire sa place, comme un chant du cygne au milieu du chaos généralisé, avant de finir par se faire engloutir et de rejoindre le grand Tout musical, cosmique, omniprésent. Un effet néanmoins atténué par ces transitions un peu dommageables entre les morceaux tant on aurait rêvé d’entendre un disque où les mouvements se succèdent sans interruption réelle; d’autant que sa durée globale (une trentaine de minutes) plaide fortement pour cette option.
De l’aveu de son géniteur, “Good Morning, Africa” est une tentative de recréer un album “hippie-environmental” qui aurait autant à voir avec une forme d’essentialisme musical dans la création de passages pops “parfaits” qu’avec une tentative d’exporter tout ça vers des espaces moins confinés, déstructurés et ouverts sur un environnement sans borne. Sans détour, M.J. Tapscott et Andrew Kenower tiennent là l’une des plus belles matérialisations de cet état d’esprit. Et ce même si les esprits les plus aventureux regretteront la relative facilité de certaines compositions. Mais dans ces territoires simplistes, Tapscott a su projeter sa propre expérience musicale pour les faire se fondre avec une forêt de sons discrète mais bien présente qui habille l’ensemble sans jamais vampiriser ces espaces fragiles, les préserver et leur proposer une zone d’expression précieuse. Non sans oublier de leur donner une dimension qui touche au sublime théorique en tirant vers un univers classique/dark folk à la classe étonnante. “Good Morning, Africa” est un disque presque timide, qui ose à peine se dévoiler. Mais sa force réside dans cette absence totale de vantardise, presque inconscient de la puissance brute qu’il porte en lui. En jouant plus encore sur ces contradictions, en les poussant jusqu’au paradoxe musical total, dérangeant, “Good Morning, Africa” aurait pu gagner en charisme juste ce qu’il faut pour devenir un album essentiel sur ce créneau très particulier. Un semi-échec qui le rend parfois tout à fait ordinaire mais incroyablement bouleversant.
>> L’album est en écoute sur Bandcamp