« Il me fallut longtemps pour comprendre d’où il venait. » (Chapitre 3 « Le petit Prince » St Exupéry)
Je ne cours pas mais presque – une erreur de bar – et je déteste être en retard et il est nul ce café, il est bruyant et crade, et je déteste ce changement soudain, ça me perturbe, je m’étais déjà projetée. Je ne cours pas mais presque et il est là sur ce trottoir, il se tourne vers moi sans me voir. Il a l’air un peu perdu mais je me dis instantanément qu’il doit toujours avoir l’air un peu perdu.
« David ? »
Il me regarde, c’est bien lui. Il me dit qu’il a faim, qu’il cherche un truc. On continue de marcher vers le bar pour rejoindre Aubry, notre lien, celui qui gère la promo. Je lui dis que j’ai peur, que c’est toujours compliqué d’interviewer quelqu’un. Je ne sais pas pourquoi je dis ça ; je ne fais jamais cet aveu.
En sortant du bar, après l’interview, je me demanderai aussitôt s’il ne m’a pas simplement raconté les jolies histoires que j’avais envie d’entendre. Pas pour le délice de l’arnaque mais celui de faire plaisir aux gens. Je crois qu’il aime faire plaisir aux gens. Pour le sourire joyeux, pour mon sourire ravi quand je crois que je fais mouche. Je suis une adulte, quand c’est trop joli pour être vrai, le doute m’envahit mais mon âme d’enfant aime se laisser attraper l’espace d’un instant. Après tout, que vaut la vérité ? Que m’importe, j’adore qu’on me raconte des histoires.
Alors…
Il était toutes les fois de David Bartholomé…
« The nuns taught us there were two ways through life – the way of nature and the way of grace. You have to choose which one you’ll follow. » Mrs O Brien (Tree of life)
« Lorsque « Tree of life » de Terence Malick est sorti, j’ai lu un article d’une journaliste. Elle disait que c’était un film « Cosmic woo woo ». J’ai aimé le terme, je me le suis approprié pour le disque, ça collait parfaitement ; bien que cela soit arrivé à la fin de la construction. »
« Cosmic woo woo » premier album solo après l’aventure Sharko, démarre sans introduction : « Je trouvais ça dangereux de jouer avec les intro après 5 albums. L’impact du climat défini… Je voulais que ça démarre comme on allume une radio ». J’appuie sur play et « Mars » attaque. La voix reconnaissable entre toutes, mi enfantine mi rauque – celle qui implore comme personne, âpre et émouvante – remercie l’inconnu pour la ballade. Mais qui est vraiment l’étranger ? Du martien ou de lui ? David Bartholomé, petit prince de notre époque, nous conte ses montagnes russes : une robe de mariée, l’étrange et la honte, un océan à sec, la neige et les enfants, le mauvais endroit, des woaw et des ohs, les maillots de bains ennemis, un trou dans le jardin, les étoiles et les cachettes, une lune, le jour et la nuit, un week-end, les frontières et les âmes.
Un film avec des bouts de pellicule collés les uns aux autres, des scènes mises bout à bout, sans fil conducteur apparent : « C’est un album imagé, même… cinématographique, je suppose. Je visionne beaucoup de films, je suis un acharné. Au cinéma, il m’arrive d’être ému même par une scène à priori quelconque. Je me dis : “Pourquoi telle scène est-elle magnifiquement intelligente et comment la traduire en musique avec mes outils ?” J’ai particulièrement privilégié les atmosphères…»*. De Paul Thomas Anderson à Malick en passant par Fincher et “West Side story”.
A chaque fois que je pose une question sur une chanson en particulier, David Bartholomé me raconte une nouvelle que jamais je n’aurais pu soupçonner :
– Dans Ocean Dry, je suis restée un peu interloquée, vous interpellez un certain Speedo. Vous savez que c’est une marque de maillots de bains ?
Le sourire malicieux…
– Ocean dry, c’est l’histoire d’un petit garçon maltraité dans une piscine par un tyran inconnu et ce tyran inconnu a une cicatrice, une marque comme celle de ce fabriquant.
– Vous vous moquez de moi ?
– Du tout.
Je vérifie trois fois. Je ris. Je vois Aubry qui rit sous cape aussi. David, lui, sourit, le triomphe espiègle aux lèvres. Je lui dis que Ocean dry est ma chanson préférée de cet album. Elle est la seule avec Jamaica à être chantée par lui et uniquement lui. Toutes les autres sont accompagnées par des chorales, ou Anne-Fleur Inizan, cantatrice, un joueur de fiddle, une fanfare, ou Haleh Nasiri, chanteuse iranienne, Hawksley Workman, Pascal Deweze ou Fannie Beriaux. Pourquoi ces deux chansons sont-elles solitaires et surtout pourquoi sont-elles, comme par hasard, l’une près de l’autre ?
– Je ne sais pas. Ocean dry est la plus personnelle. Cela explique peut-être. Jamaica est une chanson courte. Mais je ne sais pas pourquoi je les ai mises l’une à côté de l’autre.
David Bartholomé prend tout son temps pour répondre. Parfois, il a l’air d’être parti complètement ailleurs, de nous avoir quittés ; le temps s’est comme suspendu. D’ailleurs, il n’a pas enlevé son blouson, comme s’il se tenait prêt à quitter les lieux. Parfois il finit par répondre. Parfois je comprends, ou crois comprendre qu’il n’y aura pas de réponse. Alors j’enchaîne. Il fait cause commune avec mon fils, cette aptitude fascinante à décrocher soudainement de la réalité. Ils disparaissent. David est un homme-enfant, je crois. En tout cas, il ne dément pas quand je lui pose frontalement la question. Et Cosmic woo woo est un album autour de l’enfance, de la nostalgie et de la déviance.
Déviance avec Everybody, déclaration d’amour inquiétante d’un type qui aime comme on surveille, comme on traque sur fond de musique rétro, un son « gramophone ». Et j’adore ce son ! Love is a bug avec Sharko avait annoncé la couleur :
– Oui, j’aimais bien l’idée de mettre une chanson rétro au milieu de morceaux rocks dans l’album « Molecule ».
S’il savait combien de fois j’ai écouté ce morceau (Co écrit avec Thierry Bellia et Alex Longo).
– Etant l’auteur-compositeur de Sharko, il m’arrivait de proposer des chansons qui étaient mises à l’écart (…) Je voulais me délivrer de cette frustration et me pencher sur ces pierres à polir. Je tenais ça en moi, il fallait que ça sorte. C’étaient des chansons ovnis, j’en avais conscience. (…) J’avais des sortes d’évanescences, de phosphorescences, que je ne savais pas très bien comment articuler. *
Il a apparemment fait fi des articulations, Cosmic woo woo est un train fantôme perché sur une grande roue qui n’en finit pas de s’immobiliser et de repartir au loin, entre deux guerres… Entre un son gramophone et un autre plus « cheesy » seventies ; entre argentic noir et blanc et instagram. Et toujours le merveilleux sens de la mélodie qui caractérise le travail de David Bartholomé. Chaque morceau est construit sur un certain rythme, je me laisse bercer mais il n’aime pas les choses trop confortables il faut croire, car sur certains il crée une rupture inquiétante. Comme si tout finissait par fatalement nous échapper : « J’aime détourner la route, créer d’autres parcours au cœur d’un morceau. J’installe un climat et je le perturbe. Sing est une ritournelle très club des 5 au départ mais très vite le danger apparaît à la fin avec l’apparition d’un son Bristol trip hop. » Le soin qu’il apporte aux arrangements… Au bout de quelques écoutes, je découvre encore de tout petits indices mais rien ne me rapproche finalement de la sortie du labyrinthe.
– J’aime créer des couches et des sous-couches de son, et encore des sous couches. Je crois que c’est comme ça que l’impact de l’émotion est généré. Brian Eno expliquait que Big Ben était construite avec 614 pièces. Quand on la regarde, on est saisi mais la plupart des gens prennent l’ensemble sans réaliser que ce qui les touche c’est la complexité du système. Certains y prêtent attention. C’est finalement un peu pareil pour la musique. En tout cas pour la mienne.
Ses chansons sont parfois pleines d’allégresse mais « oui, la menace n’est jamais loin » me dit-il. « Speak out est une ballade de couple, une école buissonnière champêtre, c’est Bonnie & Clyde in love, c’est un peu dégoulinant mais Clyde va braquer une banque, alors Bonnie s’interroge, lui demande pourquoi. Cette violence extrême… »
– Vous devriez écrire les histoires de ses chansons. Jamais je ne me serais doutée qu’il s’agissait de ça.
– It’s all about entertainment. Les gens veulent être divertis. Ils ne sont généralement pas intéressés par tout ça. Et ça me va. Que l’on passe à côté de mes disques ne me dérange plus.
Il a fait disparaître – disparaître encore – tout le contexte, l’histoire, du moins celle qu’il me raconte, pour ne garder que des bribes dans ses chansons, juste quelques traces d’émotions essentielles. Je le regarde, je me demande s’il va développer mais David s’échappe encore. Les immenses yeux verts ont plongé Dieu seul sait où. Et sans cette maudite horloge qui n’en finit pas d’avancer, Big Ben, je l’aurais bien laissé s’éclipser autant de temps qu’il était nécessaire car c’était fort joli de regarder David Bartholomé vagabonder. Mais je suis bien obligée d’interrompre.
– Ce sont souvent des voix féminines qui chantent la complainte dans vos morceaux, c’est voulu ?
Je le taquine.
Il se marre.
– Je ne sais pas. C’est un concours de circonstances. Je ne sais pas. Des énergies inconscientes. Si j’avais rencontré artistiquement des hommes, peut-être… Je ne sais pas. C’est comme des sirènes.
Mon sourire ironique.
– Les sirènes sont une figure mythologique à double tranchant, non ?
Son sourire ironique.
– Certes…
L’instant se suspend encore. Je crois que je finis par rire et j’enchaîne encore.
– J’ai du mal à vous imaginer en robe de mariée, dans « In the middle of » pourtant, vous en portez une.
– J’avais envie de me mettre à la place d’une fille. En fait, c’est l’histoire d’un homme fou amoureux de cette femme qui va se marier et qui lui demande de l’accompagner à l’autel. C’est un moment grave mais traité avec beaucoup de légèreté. J’aime bien tricoter avec le second degré.
– Il y a beaucoup de textes avec des répétitions ou ce sont des textes très courts dans votre album.
– Pour « In the middle of », j’aimais jouer avec un élastique avec « in the middle ». Mais je crois que c’est typique d’un non anglophone. D’une part parce que ce n’est pas ma langue maternelle et d’autre part parce que les francophones aiment jouer avec les sonorités des mots, les percussions des mots. Comme dans « Never ».
Never , petite ballade triste, où l’on entend au loin une jolie complainte féminine, éternelle sirène et David Bartholomé qui ne s’habitue pas ; ou qui ne pensait pas s’habituer.
Plus je fais d’interviews, plus je réalise que mes artistes préférés sont les plus insaisissables. David Bartholomé reste insaisissable. Je sais juste qu’il a la grâce, qu’il a gardé la magie de l’enfance malgré l’adulte qu’il est devenu. Magie de l’enfance préservée probablement grâce à la musique. Il est « in the middle of », au milieu de deux mondes, peut-être comme Mrs O Brien. Elle dit « Sans amour, la vie passe en un éclair ». David, lui, s’interroge : « Love is mystery, is the climbing all ? » (Ocean Dry)
Il y a ces trente merveilleuses secondes dans Tree of life où Mrs O Brien est dans le jardin avec son fils, il l’observe, la nature autour d’elle quasi irréelle, elle qui a choisi la grâce. Elle lui sourit doucement et quitte le sol. Elle flotte, légère, mouvements aériens, affranchie de l’apesanteur de ce monde. Pas tout à fait d’ici bas, pas tout à fait d’ailleurs. Entre deux. Je crois qu’il y a de ça chez David Bartholomé. Il est finalement comme son album : Cosmic woo woo…
« Il me fallut longtemps pour comprendre d’où il venait. »
Je n’ai pas eu ce temps.
>> David Bartholomé “Cosmic Woo Woo”
Sortie digitale le 2 avril 2012
Sortie physique le 7 avril 2012
Illustration : “Massy-Decobecq-Melis”
>> La critique de Laurent au moment de la sortie de l’album en Belgique
>> Son site (avec son blog) https://www.davidbartholome.be/
(Je vous suggère ce billet-là d’ailleurs… “J’ai voulu faire mon “Drive”)
* Extrait du communiqué de presse