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Dans certains travaux linguistiques contemporains – ceux de Sperber et Wilson –, l’ironie est définie comme écho, dans son discours propre, des paroles d’un autre, avec volonté, dans cette reprise, de faire saillir un contraste – sémantique, idéologique, culturel. L’ironie serait ce moment de rupture dans le flux discursive, ce décrochage où l’on fait sentir que ce n’est plus exactement soi qui parle.

La stratégie ironique, dans les normes esthétiques actuelles, est prioritaire. Avec l’évincement définitif de la notion de progrès et l’acceptation pleine de ce que les modes sont cycliques, le beau d’aujourd’hui correspond au laid d’hier, mais aussi à celui de demain. Dans cette instabilité du socialement valorisé, il est difficile de porter haut et fort sa voix propre sans risquer la déconvenue. C’est là que l’ironie devient utile, car c’est un mode de rapport aux objets qui, croit-on, nous protège et nous fait participer sans intimité. Quand on parle de la culture du gif et du smiley, de l’amour du nanar et des mèmes, c’est toujours la même origine, se mettre en scène soi-même dans le ridicule de l’autre. « Ce n’est clairement pas moi qui pourrait dire ceci ou faire cela ».

Mais à force de verser dans cette ironie, le risque est grand de prendre pour soi ce qu’on avait initialement et délibérément mentionné malgré soi. Il faut être extrêmement constant, presque rigide, pour arriver à maintenir coûte que coûte cette dissociation énonciatrice d’avec l’élément étranger. Ou alors la figure de style s’estompe pour devenir peu à peu proposition simple. Les photos d’animaux, les montages conspirationnistes , les récits elfiques ou les exclamations « coolos! » ou « chouettos !» sont par exemple devenus partie intégrante de ma personnalité. Ils ne me semblent plus incongrus, je les ai fait miens. L’évocation ironique s’est envolée mais pas le contenu de ce qui était énoncé.

Dolphins Into The Future, dans la globalité de son projet, m’interpelle sur cette question. Le belge Lieven Martens voue un culte à la chercheuse Joan Ocean, pour qui la rencontre avec les dauphins permet de prendre conscience assez finement des différentes mécaniques en jeu dans les voyages multidimensionnels, dans les téléportations et les communications extraterrestres. Lieven Martens reconnaît avoir un lien fondamental et intemporel avec le monde maritime, pas dans un plaisir concret ou dans des souvenirs de vie, mais dans une expérience qu’il juge transcendantale. L’océan et les climats tropicaux sont chez lui les leviers d’un pensée proche du panthéisme, dans une interprétation transhumaniste et exotique.

Tout chez Dolphins Into The Future respire le new age le plus raillé, de son nom à son imagerie, du discours autour de la musique à la musique elle-même. Il y a une cohérence absolue dans les différentes déclinaisons formelles du projet, tant et si bien que l’on ne voit que ça, cet horizon esthétique général d’un bleu azur, cette perspective de méditation aquatico-futuriste absolument délirante. Et quand on se positionne en tant que public par rapport à Dolphins Into The Future, ça ne peut être que par rapport à cette idée-concept qui donne sens à la musique.

Plusieurs possibilités s’offrent. On peut premièrement envisager cette œuvre en toute rationalité. Si l’on considère Lieven Martens comme sincère – je n’en doute pas –, on est alors obligé de reconnaître qu’il est profondément taré et qu’il n’a pas la lumière à tous les étages. Toutes ses paroles sont foireuses, surtout quand il estime que sa musique est celle qui était jouée il y a des siècles dans des lointaines îles micronésiennes. Quant à sa musique, elle démontre des lacunes techniques grotesques, une superficialité affligeante et un manque de construction flagrant. De l’avant-gardisme sans moyen, sans connaissance et sans génie évident. Mélange de field recordings pompiers (des bruits de vagues et des dauphins qui couinent), de krautrock joué sur calculette et de world music pour sections enfantines, ses compositions sont le plus souvent épuisantes de bêtise et de longueur.

Mais on peut tout aussi bien envisager l’ensemble de l’œuvre de Dolphins Into The Future au même titre que lorsqu’on surfe un peu trop loin dans les marges d’Internet, à visiter des espaces sémantiques et esthétiques qu’on aurait à peine pu imaginer. Il y a du plaisir à être spectateur de cette forme de folie pour le moins aventureuse, il y a comme un vertige à se confronter à un mauvais goût ou une bizarrerie aussi tuméfiés. Mais quelle valeur a ce ressenti ? J’ai d’abord été très intrigué par les premières cassettes que j’ai écoutées, Ke Mirning Pu’uwai, Plays Themes From Voyage, Voyage Shopibo Coast, Pacific City et …On Sea-Faring Isolation (tout de même ressorti chez Not Not Fun). C’était il y a deux-trois ans. Je trouvais ça rigolo et attachant, cette expédition mystique dans les lagons, même si assez insipide.

Aujourd’hui j’ai développé une forme de haine contre le dernier album de Martens, Canto Arquipélago, qui est pourtant peut-être le mieux branlé de tous. Pas une haine contre la musique elle-même – elle est nulle, c’est son droit –, mais contre le sentiment que j’ai pu éprouver et que bien d’autres éprouvent encore : une bienveillance pour le ridicule de ce projet, une espèce d’ironie mêlée de tendresse qui est à la fois une complaisance terrible et un réel refus de se mouiller.

Sperber et Wilson définissaient une ironie mordante, qui saisit une parole étrangère pour faire entendre sa différence. Le rapport que le public et les médias nourrissent à l’égard de Dolphins Into The Future est tout autre. Personne ne se passionne réellement pour la musique du Belge, et on est même pas sûr que quelqu’un l’aime pour de bon. N’empêche que son nom circule, amuse et même fascine, de la même façon que fascinent les excentricités de Strip-Tease, de la même façon que sont devenus cultes des films narcotiques comme Birdemic ou Jaguar Force, de la même façon enfin que de murs Facebook en timelines Twitter, on s’échange des gifs psychédéliques. Drôle de relativisme coulant.

https://www.youtube.com/watch?v=eomHmy0gkRo