Bob Mould #5 : Up in the air
En relisant la prose éclairée de mes prédécesseurs et camarades de Playlist Society au sujet d’Hüsker Dü et de Bob Mould, agitant nerveusement mes doigts au-dessus du clavier pour exorciser l’angoisse de la page blanche au moment de conclure cette série, une auto-interpellation vint m’effleurer l’esprit…
Citons texto cette auto-interpellation :
« Il est tout de même bien déconcertant qu’on en vienne à aimer Hüsker Dü… »
(Regard perdu vers le ciel. Moment d’intense introspection. Passage d’un ange ou d’un être de type ailé favorisant l’introspection. Retour au réel).
Donc, pensais-je, il est bien déconcertant qu’on en vienne à aimer Hüsker Dü…
Car les premiers éléments de contact avec ce groupe manquent tout de même sérieusement de points d’accroche immédiats. Un bref inventaire permettra de mettre en lumière quelques handicaps qui auraient pu ruiner la persévérance de qui aurait décidé d’accorder un peu d’intérêt à ces 3 énergumènes :
– Un nom abscons, pénible à écrire au traitement de texte, dont on peine à savoir l’exacte prononciation en raison notamment de l’usage d’un double tréma perturbant pour qui n’est pas familier de langues nordiques (personnellement, j’ai fait espagnol en 2ème langue, et j’aime autant vous dire qu’à l’échelle du rock dit « dur », cette langue ne sert à rien…)
– Un sens prononcé de la pochette ratée, de l’effet Crayola de Zen Arcade fort justement relevé précedemment par Olivier, des chiens pataugeant dans l’eau de New Day Rising qui prêtent Ulrich à sourire, en passant par la furtive trace de pneu de Candy Apple Grey, sans oublier le joyau final, Warehouse : Songs & Stories, et son ambiance psychédélico-vomitive qui pourrait faire vaciller les estomacs les plus robustes…
– Des physiques moins avenants que, au hasard, ceux des membres de Depeche Mode, dont le soin capillaire (sans entrer de nouveau dans ce débat éculé de groupe de garçons-coiffeurs déjà balayé dans les pages de Playlist Society) est autrement plus séduisant que la coupe de Grant Hart (qui pouvait par moments rivaliser avec celle du Yéti de “Tintin au Tibet”). Ne nous étendons pas sur les tristes chemises de Bob Mould ni sur la moustache mousquetaire de Greg Norton…
– Une production discographique au soin douteux, affolant souvent l’aiguille des aigus, valorisant une peau de caisse claire tendue au maximum, subissant les impacts frénétiques de Grant Hart, et glorifiant une guitare saturée et maltraitée par Bob Mould.
– Des voix nasillardes se répondant l’une à l’autre, à la limite de la rupture, aussi haut perché chez Hart que braillarde chez Mould. Si les deux chanteurs se partageant le micro d’Hüsker Dü avaient consulté un oto-rhino pour subir une petite opération de la cloison nasale, la face du rock en aurait été changée…
Non, les disques d’Hüsker Dü ne sont pas accueillants de prime abord, et leurs trois membres n’ont à aucun moment fait l’effort de soigner l’emballage. Hüsker Dü est donc resté un secret soigneusement gardé. Et ceux qui l’ont découvert en restent toujours émus, touchés par la grâce, la félicité et la fortune promises aux chercheurs d’or écumant les territoires du punk-rock.
Derrière les non-apparences et la normalité de ces 3 boys next door situés aux antipodes du star-system se cache donc un groupe majeur, à la carrière bicéphale :
– 4 premiers albums de punk-hardcore brûlants, énervés, cinglants comme un hiver à Minneapolis, rêches comme du papier de verre, parmi lesquels figurent les fondamentaux Zen Arcade et New Day Rising,
– 3 derniers albums hybrides (Flip Your Wig chez SST, puis Candy Apple Grey et Warehouse chez Warner), inventant le croisement entre le punk et la pop, associant mélodie et gros son, sensibilité et énergie. Leurs premiers fans ont pu les lâcher en route, mais pour qui a fait comme moi le chemin inverse dans la découverte d’Hüsker Dü, partant de la fin de carrière vers le début, l’alchimie de ces derniers albums fut une révélation. Au milieu de ce chemin, Flip Your Wig (1985), album homogène, est peut-être celui pour lequel j’ai le plus d’affection, représentant la synthèse la plus réussie de leur carrière.
Groupe majeur, peut-être, mais avant tout groupe. Soit l’association de personnes créatives dont les frottements d’égo finissent parfois par faire des étincelles. Mais Hüsker Dü n’est pas la machine industrielle et commerciale qu’est Métallica, et aucun psy n’est venu s’interposer entre Grant Hart et Bob Mould. Quand les chevelus californiens de Métallica, entre 2 brushings, s’offrent une thérapie publique avec l’immense film tragi-comique qu’est « Some Kind Of Monsters », Hüsker Dü se paye une belle scène de ménage avec Warehouse : Songs and Stories.
Nous sommes en 1987. Bob le rigide ne supporte plus de voir Grant le fantasque s’enfoncer dans le bourbier d’une toxicomanie destructrice, et Grant reproche à Bob un comportement despotique. Greg compte les points en se lissant la moustache…
Warehouse : Songs and Stories est un ring, un lieu clos où le couple Hart-Mould y fait comme chambre à part, se répartissant dans une alternance presque totalement symétrique l’ensemble des chansons de l’album. Mould, Hart, Mould, Hart, Mould, Hart… Les deux hémisphères d’Hüsker Dü se répondent l’une à l’autre et se partagent les meubles d’un patrimoine qui aura marqué le rock alternatif américain. Il fallait bien un double album de 20 morceaux pour régler les comptes (victoire 11 à 9 de Mould) avant liquidation totale…
La première moitié de l’album est truffée de morceaux de bravoure, dont les plus réussis restent signés de Bob Mould : These Important Years, Standing In The Rain, Ice Cold Ice, Could You Be The One ?, Friend You’ve Got To Fall ou encore l’immense Visionary. Bob aboie, déclame, maugrée, reproche. Car Bob n’est pas content et il le balance à la tronche de Hart, lui qui continue de cogner consciencieusement ses fûts dans le dos de Mould. « These are your important years, you’d better make them last » prévient Mould. Au cas où ce bougre de Hart n’aurait pas compris (on m’annonce que non, il n’a pas compris…). A elles seules, les 2 premières faces de Warehouse : Songs And Stories constituent l’un des tous meilleurs albums du groupe.
La tension et l’attention retombent sur les 3 et 4èmes faces du disque, jusqu’aux deux dernières chansons de Warehouse : Songs and Stories qui synthétisent l’irréconciliation des deux hommes. Up In The Air, encore une fois signée Bob Mould, est une petite merveille de tout ce qu’Hüsker Dü réalisait souvent à la perfection : l’alliance de l’énergie, de la puissance du punk-rock et d’un sens mélodique volontiers lyrique. Mélancolique à souhait, la chanson signée et chantée par Mould transpire la résignation. En plein coeur des refrains, Grant Hart répond à son alter ego via des choeurs aériens, des « In the air » évanescents, sa voix s’éloignant du chant presque plaintif de Bob Mould.
Poor bird flies up in the air, never getting anywhere
And how much misery can one soul take?
Trying to fly away might have been your first mistake
Poor bird flies up in the air
Never getting anywhere
Bijou mélodique, testament poignant et sincère, le Up In The Air de Mould cède la place à Grant Hart et ce You Can Live At Home qui met le point final à l’histoire.
I can be fine, I can be free
I can be beautiful without you torturing me
Walk, walk away, keep on walking away
Go
Hart claque la porte. Mould la laisse fermée et va remballer ses affaires pour poursuivre en solo puis avec son excellent groupe Sugar le temps d’une poignée de disques. Pendant ce temps, Norton enfile une toque et prononce à peu près ces mots : « Bon, puisque c’est comme ça, je me casse aussi, je vais aller faire restaurateur » (ni Hart ni Mould n’auront entendu ces paroles, trop concentrés sur leurs nombrils). Warehouse : Songs and Stories laisse tout en plan : à charge de ceux qui s’en réclament de se partager l’héritage…
Finalement, les raisons pour lesquels on en vient à aimer ce groupe, ça n’est ni plus ni moins que la simple force de leur discographie. Exclusivement. L’oeuvre de gens normaux qui deviennent exceptionnels. Se concentrant sur l’essentiel, à savoir leur musique, les membres d’Hüsker Dü auront eu la sincérité et la modestie de ne tromper personne derrière le vernis hypocrite et superflu d’une image soigneusement calibrée, tout en ouvrant un chemin dans lequel d’autres s’engouffreront avec plus ou moins de bonheur. La magie de l’association de Hart et Mould se suffit à elle-même, sans les additifs ni la chirurgie esthétique propre à cette génération des 80’s biberonnée à la puissance trompeuse du paraître.
Peut-être, au fond, que la supposition que faisait au sujet des Thugs Bruce Pavitt, co-fondateur de Sub Pop, s’applique également à Hüsker Dü : « They’re too smart to be famous… »
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L’intégralité de la série Bob Mould :
- Episode #1 : Turn on the News (par Eddie Williamson)
- Episode #2 : New Day Rising (par Ulrich)
- Episode #3 : Never Talking To You Again (par Olivier Ravard)
- Episode #4 : Eiffel Tower High (par Benjamin Fogel)
- Episode #5 : Up in the air (par Anthony)
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