Cosmopolis de David Cronenberg : sur-place et fuite en avant
Sortie en salle : 25 mai. Durée : 1h 48min
Tout commence par un travelling millimétré sur des courbures lisses. Les limousines n’en finissent plus de se pâmer de leur élégante carrosserie reluisante. Comme souvent quand il s’agit de New-York, la hauteur suggère le hors champ. Que se passe-t-il là-haut ? Quelle est cette effervescence masquée et anxiogène ? Ce n’est pas le premier échange entre Eric Parker (Robert Pattinson), golden boy tiré à quatre épingles, et son garde du corps Torval (Kevin Durant) qui va beaucoup nous éclairer. Dans un dialogue sibyllin, le second apprend au premier qu’il leur sera difficile d’aller jusqu’au salon de coiffure tant la cité est bloquée. Le président américain est en ville et l’enterrement d’une star du rap complique encore le périple. Un coiffeur comme objectif avoué, ce n’est que la première farce d’un film qui ne manque pas de piquant. Cosmopolis, c’est l’anti-road-trip par excellence. Si la majorité du film se passe dans une limousine, son moteur ne ronronne jamais. La douceur ouatée de l’intérieur cuir blanc est finalement le véritable objet de fascination du film.
A l’époque de Crash, Cronenberg anesthésiait avec brio la tension sexuelle et mortifère de Ballard quand le livre offrait une jouissance malsaine. Le cinéaste embrassait le sujet avec son style, ses tics et son étrangeté. Le processus est un peu différent ici. Cronenberg garde la colonne vertébrale de l’abscons bouquin de DeLillo. Les dialogues, pachydermiques, ne varient pas d’un iota (en tout cas jusqu’au tiers, moment où l’auteur de cet article a abandonné l’idée de finir le livre). Mais, ô surprise, cette littéralité du matériau d’origine a quelque chose de salvateur. Le manque de compréhension des mécaniques obscures de la finance plonge encore un peu plus le spectateur dans le chaos. Surtout, Cosmopolis devient un film de figures, de personnages évanescents, parfois métaphoriques. Il n’est nul question de répondre à des questions comme : “le capitalisme est-il mort ?” ou “notre société est-elle cannibale ?” En revanche, un constat est offert, éloquent. C’est ainsi que s’enchaine des scènes bavardes – trop – où l’on philosophe sur la vie et l’argent après avoir baisé ou bien pendant un check-up de médecin. Toujours un brin pervers, David Cronenberg s’arrange pour qu’on ne se sente à peu près à l’aise que dans l’habitacle du véhicule blindé. Les rares sorties de Parker sont sujettes au danger, à la folie, à la mort.
Car la voilà la vraie question cronenbergienne du film : comment ressentir quelque chose quand on jouit déjà de tout ? Là encore, le parallèle à propos du plaisir avec le reste des films du canadien saute aux yeux (Crash, Vidéodrome, Le festin nu). Jamais on ne se lassera de cette manière qu’a le réalisateur à interrompre la tension sexuelle quand elle allait vers la jouissance. Le hors-champ pourrait nous en apprendre plus : l’utilisation presque systématique de courtes-focales ouvre pourtant le champ ; les perspectives architecturales subissent un léger morphing ; et les gros plans, notamment sur Pattinson, obstruent le champ de vision. Pourtant, le flou persiste. Dès lors, la pulsion de mort et l’exaltation sensorielle des limites dans la souffrance deviennent des palliatifs naturels. Malgré la froideur évidente du film, on épouse sans conteste le point de vue d’Eric Parker. Pattinson y est bien plus menaçant qu’en vampire brillant dans la saga débile Twilight. Sa mine renfermée masque mal l’espèce d’excitation qui l’assaille. Son personnage sent que sa fin est proche, que ces vingt-quatre heures sonneront le glas de son monde. Ce qui semble lui plaire.
Une fois encore, les textures des sièges, les émeutes silencieuses, le confinement des espaces prouvent que c’est bien par la mise en scène que le sujet trouve sa puissance quand le texte ne cesse de le diluer. Cosmopolis ressemble à un cauchemar pas si effrayant. Il va jusqu’à théoriser que l’anarchie et le capitalisme sont fait de la même moelle : tout détruire sur son passage pour mieux reconstruire. Paradoxe métaphorique : la société décrite n’a de cesse de fuir en avant alors que les personnages et leurs véhicules avancent avec difficultés. C’est par le sur-place que nait la confusion. L’austérité générale pourrait bien rebuter le public, tant la découverte d’une telle œuvre provoque cette double frustration qui ne s’apprécie que sur la longueur et qui ne répond jamais aux questions qu’elle nous pose. Une bonne nouvelle quand la majorité du cinéma d’aujourd’hui veut absolument nous donner toutes les cartes sur l’instant.