Du 10 mai au 21 juin 2012, la Nef du Grand Palais héberge pour la cinquième année consécutive Monumenta, qui offre à chaque édition l’immense volume à un artiste contemporain. Après Anselm Kiefer, Richard Serra, Christian Boltanski et Anish Kapoor, c’est à Daniel Buren d’être invité sous la verrière.
Comme Anish Kapoor l’année dernière, Daniel Buren exploite la lumière et ses jeux à travers l’architecture de la nef. Mais la comparaison s’arrête là : si le Léviathan de Kapoor venait gonfler ses ventricules violacés jusqu’à menacer de pousser la structure du Grand Palais, Buren recouvre l’espace intérieur de la nef de disques translucides presque rouges, presque verts, presque jaunes et presque bleus flottant entre 2,5 m et 2,8 m au dessus du sol. On pense aux années 70 et aux lunettes de soleil colorées des hippies : je vous donne une idée de performance, là. Une partie de la surface est dépourvue de ces plafonds colorés : on y trouve alors au sol de grands disques miroirs sur lesquels les visiteurs sont invités à marcher… pour se dédoubler, s’inverser ? Se mirer, surtout. Enfin, rassurez-vous : les piliers noirs et blancs qui maintiennent les disques sont bien d’une largeur de 8,7 cm, l’élément stable de l’artiste depuis 1965.
Je me posais une question qui n’est pas abordée dans la presse : comment est déterminée la répartition des couleurs ? A l’occasion d’une rencontre orchestrée par le CNAP, j’ai pu poser la question à Daniel Buren et recevoir une réponse très précise. Dans un esprit d’objectivité cher à l’artiste, idéalement elle serait aléatoire, mais l’aléatoire a une fâcheuse tendance à faire des paquets, des motifs. La solution c’est donc d’appliquer un algorithme, froid et objectif, qui garantit une répartition juste des couleurs.
Tout comme la répartition des couleurs, la géométrie est bien déterminée : les positions et diamètres des disques de couleur de ce pavage répondent à une problématique précise, recouvrir un maximum d’espace. Un problème résolu dès le Xème siècle : si vous prenez de la hauteur sur cette oeuvre in situ (ce qui n’était pas prévu au départ par Buren : pour lui, l’oeuvre devrait se vivre depuis le sol), vous reconnaîtrez un motif qui se répète, et vous apercevrez peut-être même la grille qui le sous-tend. Aussi bien pour le placement des cercles que pour leur coloration.
Mais assez parlé de ce qu’on verra après avoir passé, par la volonté insistante de l’artiste, non pas la grande porte centrale mais la petite porte nord de l’édifice, parlons de ce que l’œuvre pourra donner à penser. Espérons qu’elle ne se donnera pas à voir comme un simple décor de la nef. Osons une analyse. Les teintes des disques sont contraintes par la fabrication des bâches de plastique, le décalage vertical entre eux par des raisons… de nettoyage. Restent dans le domaine du libre arbitre de l’artiste un certain nombre de choix, tout de même, récapitulons. Ne pas utiliser, du moins matériellement, l’essentiel du volume de la nef. Adopter une répartition déterministe des disques et de leurs couleurs. Donner de grands miroirs aux visiteurs pour qu’ils s’y contemplent comme des Narcisse. On tient peut être quelque chose : le visiteur serait-il le combustible qui fait fonctionner l’oeuvre ? Ce ne serait pas surprenant venant de l’artiste, qui lui nous révèle que ses deux fils directeurs pour cette oeuvre sont : l’air et la lumière. J’attends vos idées en commentaires.
A mes questions (sur la dualité aléatoire/déterministe, sur le rapport oulipien ou subi à la contrainte, sur la volonté d’exploiter ou non un degré de liberté supplémentaire dans l’acte de création) qui cherchaient à faire exposer une théorie, pourtant largement écrite par Buren (4000 pages de ses textes vont être éditées, en deux volumes), l’artiste a répondu par des obligations techniques, en argumentant que les détails techniques doivent tous être parfaits pour qu’on puisse ensuite les oublier. J’en conviens mais reste sur ma faim de théorie.
Autre piste d’interprétation, le titre. Excentrique(s). Vous en connaissez le sens figuré. Le sens initial est géométrique, c’est la distance entre le centre d’une ellipse et son foyer. Pour un disque, tel que ceux qui sont fixés dans la nef du Grand Palais, il n’y a pas d’excentricité : le centre et le foyer sont confondus, l’excentricité est nulle. Par contre, par le jeu de la lumière, les projections au sol des disques sont des ellipses, leur centre s’écarte de leur foyer, elles sont excentriques.
L’artiste lui nous ramène, dans l’interprétation du titre, à l’adjectif « excentré » : une entrée dans l’oeuvre déplacée, une billetterie en dehors du Grand Palais, des disques colorés partout sauf sous le centre de la nef…
Au menu des soirées autour de l’œuvre, une programmation comme l’année précédente plutôt sensorielle, avec des accents festifs. On pourra par exemple y écouter de la musique, voire venir y danser, en blanc, le soir de la fête de la musique, le 21 juin.
Après ces cinq éditions exclusivement masculines de Monumenta, on nous avait promis que la prochaine inviterait une femme. On a pu avancer des noms, mais on le sait maintenant : il y aura bien une femme, qui travaille avec son mari : Emilia et Ilya Kabakov, et ils proposeront une oeuvre sur le thème de l’utopie.