A la faveur d’un changement personnel de perspective, j’ai considéré ce premier LP de Witxes comme une carte de voyage qui m’accompagnerait par défaut. Un compagnon de route que l’on rencontre par hasard, sans jamais réellement le chercher, mais qui devient une évidence telle qu’il a toujours semblé être là, à côté. “Sorcery / Geography” porte en lui la nécessité d’un contexte pour raconter de quoi il est fait en une langue intelligible. Posé sur un horizon plat, il n’en ressortira que des vagues d’ondes anonymes, sans aucun rapport les unes avec les autres, habillant les alentours comme on pose une nappe en papier informe sur une table usée, tentative vaine de dissimuler la petite misère quotidienne. L’auditeur insatisfait, frustré, devra alors s’allonger sur le sol et observer ce disque par le côté, par en-dessous même, raclant son visage sur le sol afin de dégager l’angle le plus parfait possible, pour transporter le disque dans une toute autre dimension sans jamais l’avoir bougé d’un centimètre. Un contexte, donc, qui fait rencontrer cette musique si personnelle dans toutes les circonstances, depuis les trajets quotidiens jusqu’aux heures les plus sombres de la nuit où l’on se réveille au son de la voix envoûtante de ‘No Sorcery Of Mine’, en plein passage entre réalité et fiction, à cheval sur les deux.
Depuis ses premières apparitions musicales il y a deux ans, Maxime Vavasseur a.k.a. Witxes s’est appliqué à construire avec intelligence son univers, sans trop en faire. Son approche a ceci de particulier qu’elle évite soigneusement de sonner passe-partout sans qu’un élément ne vienne réellement se détacher en premier lieu. Au moment d’aborder cette bulle de son, d’y plonger les mains puis la tête avant d’être entièrement immergé, l’impact est puissant mais l’énergie se propage dans l’air à une vitesse proche de zéro, semble-t-il. Illusion en réalité, en y regardant de plus près, la bulle s’est déjà refermée sur vous et vous a déjà entraîné dans une dimension sonore qui vit et réagit comme un tout à la logique toute personnelle et complexe.
“Sorcery / Geography” se présente comme une carte sur laquelle l’encre aurait bavé, qu’il faut déchiffrer avec application, abandonner la raison pour se laisser guider par la masse de feelings qui vous submerge. Enregistré en de multiples endroits, à des périodes différentes, c’est dans son entièreté que l’album prend toute son identité. Loin d’être lié à une réalité temporelle et spatiale. Les drones légers et les ambiances mystiques que crée Witxes ont ce pouvoir de conviction étonnant décuplé par l’ajout d’une poignée d’instruments acoustiques (contrebasse, saxophone, batterie) qui viennent donner une densité supplémentaire toute particulière au disque. Un décor qui respire simplement la classe et la peur à l’état pur, simultanément, comme être soufflé par la beauté d’une falaise interminable mais où un demi-pas mal contrôlé vous entraîner ne bas, sur les récifs pointus. Witxes a rempli son disque de compositions prenantes alternant entre éruptions sonores et accalmies intrigantes. De quoi perdre l’auditeur qui cherchera en vain un fil directeur au milieu de cette forêt embrumée. Ce sont les notes de piano effleurées qui donnent un semblant de chemin à suivre, par moments. Et ce même si elles semblent s’effacer lorsque le bourdonnement reprend possession des lieux et défient toute logique temporelle pour engloutir l’auditeur dans un gaz musical qui s’infiltre partout, tranquillement, cumulant sons, bruits et images acoustiques marquantes.
Witxes alterne avec talent entre la confection de paysages ambient bruts et l’ajout d’éléments ponctuels qui donnent à l’ensemble une sophistication peu croisée dans ce genre de disques habituellement. Et c’est ce qui rend ce premier LP de Witxes si passionnant, l’une des grosses surprises de ces dernières semaines, vraiment. Là où beaucoup cèdent à la facilité d’une écriture assez minimale, voire passe-partout, Witxes cherche en permanence à ouvrir sa musique à des influences plus larges tout en conservant cette cohérence propre à la bulle qu’il s’applique à faire grossir petit à petit, toute en cohérence, en la conservant bien sphérique, propre. De quoi donner à cet album, passés les premiers instants de défiance face à l’inconnu musical, une réelle empreinte encore un peu difficile à dessiner clairement mais dont on sait que chercher à en cartographier les contours ouvrira sans aucun doute vers des horizons plus insaisissables encore, d’autant plus passionnants, donc. Dans tout ça, Witxes parvient à éviter avec brio de tomber dans une froideur musicale qui aurait clairement handicapé sa musique. S’il n’hésite pas à aller chercher dans ce que peut contenir de plus angoissant sa musique (ces premiers instants glaciales de ‘Thirteen Emeralds’), il ne cherche pas à en faire un moto un peu trop facilement déclinable mais le plonge dans un contexte élargi et surtout lui donne un sens.
Car “Sorcery / Geography” n’est pas juste un manifeste à un instant T, il est l’expression d’un cheminement musical, donc humain, dans tout ce qu’il peut avoir de plus passionnant. Je l’écris un peu partout, j’ose espérer ne plus avoir à convaincre les habitués mais la musique prend tout son sens lorsqu’on sent derrière l’audible ce que le musicien n’a pu y mettre aussi clairement : un état d’esprit particulier, le bruit de la chair des doigts qui entre en collision avec l’instrument ou la machine, la difficulté à juger le résultat obtenu, la crainte de ne pas en avoir assez mis, ou d’en avoir trop mis, d’avoir manqué de fidélité ou d’aplomb sur certains éléments différenciants, la satisfaction pleine et entière, l’égoïsme pur de penser avoir recréé quelque chose d’original et de fort… Toutes ces zones d’incertitude ou de trop de certitude qui rendent un assemblement de sons vivant. Et c’est ce que Witxes est parvenu à faire le temps de ces 43 minutes de musique, sans l’ombre d’un doute. Ce qu’il semble maîtriser à la perfection le temps d’un incroyable ‘The Reason’, un morceau de 5 minutes à la puissance brute, une montée en puissance lente mais qui prend aux tripes et sert la gorge doucement, comme pour vous torturer tout en cherchant à atteindre un climax sonore impossible à dénicher avant la cassure, nette.
J’ai pu voir Witxes en live la semaine passée, dans un contexte particulier, quelque part dans le XXème arrondissement, lors d’une soirée de concerts organisés par Humanist Records dans le cadre de la troisième édition d’un festival que le label organise entre Paris et Dijon. S’il avait mis de côté une bonne partie de la complexité jouissive rencontrée sur “Sorcery / Geography”, fatalement, j’ai pu constater ce petit quelque chose en plus que l’on entend sur disque : ce talent qui lui permet de créer, avec très peu de choses, une véritable sphère de sons dans laquelle on a envie de baigner en continu et qui nous porte très loin. Quelques minutes durant, je me suis vu partir, presque physiquement. De quoi vous donner l’envie d’enregistrer vos émotions sur un disque dur planté dans le coeur pour les ressortir et les partager avec tous.
Ces dernières semaines, par 3 fois je me suis vu réveillé par la guitare et la voix de Witxes sur ‘No Sorcerer Of Mine’. 2 minutes 30 hors du temps du disque où le musicien lyonnais déclame quelques paroles étranges. Une mélancolie qui pousse jusqu’à la crainte de n’avoir eu à faire qu’à quelque chose de fictif, finalement. Une outro qui sonne comme la fin d’un rêve éveillé et le début d’un retour à une réalité moins nuancée, plus plate, dans laquelle “Sorcery / Geography” ne semble plus être qu’un mirage qui n’aura pas duré. Et dont on cherchera à nouveau certainement la porte d’entrée avant de tenter d’en oublier le chemin vers la sortie.
“Sorcery / Geography” est disponible via Humanist Records ces jours-ci.