Holy Motors est une hydre. Un monstre aux multiples têtes qui laisse pantois. L’impuissance que l’on ressent n’a rien d’irréversible. Le nouveau Leos Carax se digère autant qu’il se vit. Et puisque le réalisateur est insaisissable, le mieux est encore d’aller discuter avec son alter-égo, sa créature filmique : Denis Lavant. Quand on le rencontre, il est déjà en pleine interview. Le bonhomme, affable, est du genre à causer une heure quand on a deux fois moins de temps de prévu. Lavant, c’est le héros multi-céphale d’Holy Motors. Il y incarne pas moins de onze rôles, tous reliés au personnage central de cette histoire : Oscar, un homme qui va de rendez-vous en rendez-vous en limousine. Chaque contrat à remplir n’est autre qu’un rôle à jouer. Aussi étrange que puisse paraitre le pitch, le film est d’une étonnante fluidité narrative. Mieux qu’un film à sketches, il puise sa cohérence dans l’incarnation constante du corps de Denis Lavant.
Le voilà justement, prêt à nous accueillir. L’entretien n’aura finalement pas grand-chose d’une interview. Tout juste lance-t-on des sujets que le comédien s’empresse de les prendre à bras le corps. Il rejoue des scènes du film, montre sa conception du métier d’acteur. Naturellement, il prolonge l’interrogation principale du film : qu’est-ce que jouer un rôle ? Dans une scène avec Piccoli, Monsieur Oscar répond à la question « qu’est-ce qui vous pousse à continuer ? » par un déjà culte « pour la beauté du geste ». L’homme est alors sans maquillage ou postiche, entre deux contrats à remplir. Chacun de ces segments donne lieu à des transformations plus ou moins stupéfiantes. Monsieur Merde, évidemment, l’incarnation des angoisses terroristes, créé pour le film Tokyo ! mais aussi un tueur à gage, un vieil homme mourant, un joueur d’accordéon… La finesse d’écriture de Carax tient au jeu frontalier entre présence à nue et décorum romanesque.
« Ce sont des précipités »
La prouesse d’acteur interroge en premier lieu. Denis Lavant passe avec une aisance folle d’un rôle de vieille mendiante à celui de père anxiogène pour sa fille. L’action du film se déroulant sur 24 heures, le trouble est d’autant plus fort. Évidemment, en vrai, ce caméléon du grand écran avait plus de temps pour appréhender le rôle. Mais pas trop. Tout en nous rejouant les personnages, debout, il s’explique : « je pars d’une contrainte physique pour ensuite respirer dedans. Ils avaient chacun leurs enjeux, une découverte était à faire. Et en les jouant avec cette contrainte, je propose à Leos. Il se sert. On redéfinit leurs valeurs au fur-et-à-mesure des prises. Et ce jusqu’à ce qu’on ait le bon ton. » Les gestes se multiplient, les descriptions abondent, comme pour montrer qu’il pourrait encore prospecter dans ces protagonistes. « Ce sont des précipités. Vous savez, un truc que l’on capture, parfois sur un seul jour de tournage. » Contrairement aux méthodes classiques de l’actor-studio, il ne puise jamais dans le rapport psychologique. « On nous emmerde pour savoir d’où ils viennent, ce qu’ils veulent et pourquoi, mais ça on ne le ressent qu’en testant sur le plateau. On ne doit pas perdre de vue où ils vont.»
C’est bien la simplicité déconcertante de ce corps en perpétuel renouveau qui fascine dans Holy Motors. On a beau assister aux maquillages, voir les aspérités du superflu cinéphilique, la magie émotive opère. « J’enlève au maximum, je vais jusqu’à l’os, à l’épure, résume celui qui aurait pu briguer un prix d’interprétation au dernier festival de Cannes. J’épure aussi bien pour les mots que pour les gestes qui signifient. Par exemple, quand j’incarnais ce vieux monsieur mourant, j’arrivais dans la chambre et je faisais une tape de salut à mon chien. » Il mime le geste. « En fait, j’en faisais deux. Mais Leos est venu me voir et m’a dit : ‘ Non tu ne dois en faire qu’une’. Et tout de suite, ça changeait les intentions. Le personnage prenait corps. Ce n’était plus une tape amicale mais juste pour dire ‘tiens, tu es là toi’. Voilà, des fois je suis surpris, quand il y a des choses qui m’échappent ». Tout naturellement, avant même qu’on aborde le sujet, il en vient à la commedia dell’arte, qu’on imagine lui sied à merveille. « Ce sont les masques qui dictent le jeu. Celui d’Arlequin est plat, vous jouez face au public. Pantalone, lui, a un nez prononcé, on le joue de profil. » La démarche fut similaire au moment de jouer avec Carax : le costume orientait l’incarnation. « C’est encombrant de jouer Monsieur Merde, avec ses ongles et sa démarche. »
Pourtant, les moments les plus délicats restent ceux où les apparats se limitent à un postiche, comme avec le père de famille aux relations complexes avec sa fille. Carax épouse un ton volontairement absurde pour faire naitre une émotion sans commune mesure dès qu’il s’agit de rejouer sa vie, ou celle de ses créations. Et si ce monsieur Oscar n’était qu’un rôle en lui-même, un contrat à durée indéterminée ? Pour Denis Lavant, c’est évident. « C’est le seul personnage que je n’avais pas préparé, parce qu’il n’en est pas vraiment un. C’est marrant que je n’ai pas songé à Oscar comme un rôle à jouer ». Ces comparses philosophent ou vocifèrent sans pour autant causer dans le vide. Les langages passent par le charabia (M. Merde), le chant délicat de Kylie Minogue à la Samaritaine ou l’éclat de rire d’Edith Scob en ange-gardien et chauffeuse de limousine.
Vieux et nouveaux démons
Le parcours de solitaire de Lavant ne veut pas dire parcours de soliste. Au cours de ses pérégrinations, il croise Eva Mendes, en rejouant une sorte de Belle et la Bête, et Elise Lhomeau en acolyte délicate. Et donc Kylie Minogue dans ce qui est sûrement le plus intime et le plus émouvant des segments. « Au début, Leos voulait que Juliette Binoche joue son rôle, mais elle n’a pas voulu. Le passif était, je pense, trop lourd. » Ce passif, c’est celui d’un couple perdu, d’un duo qui vécut l’enfer sur le tournage des Amants du Pont-Neuf, chef d’œuvre au tournage cauchemardesque. Un enfer tel que Denis Lavant devient un brin grave au moment d’évoquer cette époque. « J’ai failli me perdre à l’époque. Je ne voyais plus le plaisir de jeu. C’était comme un vieux tunnel dont on ne voyait pas le bout. Quand on joue trop de fois la même scène, plus rien n’a de sens, les mots ne veulent plus rien dire. Là, ça n’en finissait plus. » A propos de la place du comédien sur un tournage, Lavant estime que le plus dur reste de garder « l’espace de dilatation, de se mettre en état de ferveur face à l’objet froid qu’est la caméra ». Et puisqu’il faut en venir aux caméras, c’est bien leur invisibilité qui provoque la névrose du comédien. Piccoli, en homme de l’ombre, lance un étrange « J’ai toujours été persuadé que j’allais mourir un jour ». Le créateur est malade de son dévouement total, de son déni de réalité face aux mondes soit disant fictionnels.
Les images folles de corps de latex à mi-chemin entre Andy Serkis en Gollum et les héros de Tron Legacy entrouvrent un avenir encore plus maladif pour l’acteur. Il ne sera plus simplement représenté comme un être de chair qui « joue à » mais comme une armature humanoïde au cortex numérisé. Les danses lascives des deux humains se transforment en étreintes démoniaques. En découlera un cri du cœur final sur les paroles de Gérard Manset : « on voudrait revivre. On croit qu’il est midi, mais le jour s’achève. Rien ne veut plus rien dire, fini le rêve. ». Paradoxalement, ce film en forme de catharsis de vingt ans de frustrations pour Carax annonce un homme apaisé. Denis Lavant, lui, est déjà reparti pour une autre interview. Sûrement à rejouer encore et toujours la créature caraxienne.