Jaz Coleman et Killing Joke, une nouvelle aube
A propos de l'album MMXII
Pendant 20 ans, de 1990 à 2010, faisant suite à la réaffirmation de ses origines post-punk suite à l’échec artistique de Outside the Gate, Killing Joke n’a sorti que des albums à l’identité propre très marquée, des albums qui prenaient à chaque fois le contre-pied du précédent tout en lui succédant naturellement. Ainsi se sont entremêlés l’esprit torturé de Extremities, Dirt & Various Repressed Emotions, le métal industriel et occulte de Pandemonium, les guitares acoustiques de Democracy, le son très brut de Killing Joke avec Dave Grohl à la batterie, et enfin l’aspect à la fois symphonique et dépouillé de Hosannas from the Basements of Hell. Il y a deux ans Absolute Dissent marquait la fin de ce cycle : malgré sa production très rêche et rentre dedans, il s’affirmait comme une synthèse de tout ce que Killing Joke avait réalisé jusque là ; et c’est peut-être en ça qu’il avait déçu. Avec ses textes couvrant le spectre complet des thématiques chères à Killing Joke et sa chanson hommage à Paul Raven (The Raven King), il était peut-être l’album idéal pour rattraper le temps perdu et célébrer le retour du groupe dans sa formation initiale – car depuis 4 ans, Killing Joke se compose à nouveau de Jaz Coleman, Martin « Youth » Glover, Paul Fergusson et Geordie Walker. Oui Absolute Dissent avait déçu parce qu’il fallait le temps que la machine se remette en marche : les morceaux tournaient en rond sur eux même et s’étalaient dans le temps sans jamais se renouveler ; la rage et l’envie étaient là, mais il manquait la vision.
C’est dans ce contexte que sort aujourd’hui MMXII, et pour la première fois depuis l’histoire du groupe, on a l’impression qu’il s’agit d’une vraie réponse au précédent, comme si MMXII cherchait à corriger les erreurs d’Absolute Dissent. Ainsi on se retrouve face à un album carnassier aux titres plus courts et incisifs et au concept bien plus défini. Pas de temps mort, pas de redite et une homogénéité dans la qualité des titres, MMXII ne tombe dans aucun piège et s’affirme comme la quintessence du son, mais aussi de l’univers de Killing Joke. Sans trop se prêter au jeu des concordances, on pensera au post-punk des débuts sur Colony Collapse, Fire Dances sur Trance, à la période new wave sur In Cythera, à Extremities sur Corporate Elect, à Pandemonium sur Rapture, à Democracy sur Fema Camp ou encore à Killing Joke sur Glitch. Jaz Coleman y chante autant qu’il crie ; Paul Fergusson offre un jeu efficace, discret dans les rythmiques mais puissant dans les frappes, parfois teinté de ses anciennes influences tribales ; quant à Geordie Walker et Youth, l’abrasivité de leur complémentarité se démontre encore ici. Dense, étouffé et pourtant si puissant, MMXII est un album à l’équilibre où s’exprime au mieux l’amitié qui unit ses quatre membres, une amitié de 33 ans. 33 ans et autant d’années, où les membres, chacun de leur côté, n’auront rien renié. Killing Joke aura muri, affiné ses jugements et développer sa philosophie de vie, mais cela ne ce sera jamais fait au détriment du métal et du punk.
MMXII (2012 en chiffres romains) marque l’opportunité de franchir un cap, non pas en matière de musique – les chansons de Killing Joke continuent d’un point de vue instrumentale de se construire en cercle fermé –, mais en terme d’impact sur le monde. Nous vivons une époque trouble, où le mysticisme pourrait se confronter à la politique pour créer une nouvelle philosophie. Les choses sont en mouvements, les choses bouges et Jaz Coleman veut guider les hommes dans le nouveau monde.
La discographie de Killing Joke s’est construite autour des dénonciations et des prises positions politiques et sociales : le capitalisme dans Extremities, Dirt & Various Repressed Emotions, l’impérialisme dans Democracy, la guerre en Irak dans Killing Joke. Jaz Coleman n’a eu de cesse de fustiger la folie humaine et la crapulerie, et de moquer les politiciens en nous mettant en garde de l’impasse vers laquelle ils nous menaient. Aujourd’hui, alors que tout va mal, on imagine qu’il gît au fond de lui un semblant de satisfaction, une pensée fugace dont il n’est pas fier, un « je vous l’avais dit, mais vous n’avez pas su m’écouter » que semble parfois clamer MMXII. L’avenir sinistre qu’il nous a prédit tout au long de la carrière de Killing Joke, il a fini par se matérialiser. Pour ce passionné de mysticisme, de sciences occultes et de prédictions du passé, 2012 ne peut avoir qu’une signification particulière ; ce sera l’année de la rupture. Aussi, lors des premières écoutes, on s’imagine que ce quatorzième album est un dernier cri avant l’extinction, un dernier mot avant la fin du monde.
In Cythera, par exemple, est une chanson qui s’inspire du Pèlerinages à l’île de Cythère d’Antoine Watteau (Aphrodite, déesse de l’amour serait née dans les eaux qui entourent l’île de Cythère), et elle sonne comme une chanson d’adieu : la fin du monde est proche et Jaz Coleman se met à nu devant ceux qui l’auront aidé à surmonter les épreuves de la vie (il personnalise l’assemblée sous les traits d’un vieil ami). Il nous dit : « Enduring my addictions. Yet the love you showed still remained the same. I’m grateful for all the times we shared. Througt struggles and madness you’re there […] Because we never said enough how much we really loved ». Il faut se dire les choses pendant qu’on en a encore l’occasion et MMXII sonne comme un témoignage ultime, comme si Killing Joke crachait tout ce qu’il avait à dire avant de disparaitre avec la Terre.
Pourtant, il semble bien que Jaz Coleman soit moins convaincu par la fin du monde que fasciné par elle. Ce point de non-retour que représente 2012 ne serait pas le corolaire de l’apocalypse, mais plutôt celui d’une remise en question du monde tel que nous l’avons connu. Jaz Coleman aime d’ailleurs rappeler que l’étymologie du mot Apocalypse vient du Grec ancien et signifie le dévoilement. D’ailleurs il conspue le nihilisme, et ce qui l’intéresse dans l’apocalypse c’est avant tout la nouvelle aube.
Ainsi, malgré la lucidité dont il fait parfois preuve sur la réalité du monde, Jaz Coleman n’est ni un pessimiste ni un fataliste. Pole Shift, qui ouvre l’album, évoque ainsi la fin d’un grand cycle au travers d’une inversion des pôles magnétiques terrestres, mais non comme une catastrophe naturelle et plus comme l’opportunité d’un renouvellement : « Towards a partnership of co-creation / In a relationship of resonnance / Hand in hand we march into the unknown ». En interview il déclare : « Je ne crois pas aux concepts chrétiens de l’Armageddon ou des Révélations. Ceci étant dit, il suffit de regarder les calendriers Maya, Hopi, Inca, ou même Maori, en Nouvelle-Zélande : tous attirent notre attention sur le fait que nous allons connaître de gros changements. […] Je ne pense pas que ce sera la fin du monde mais, à mon avis, nous serons confrontés à des changements cataclysmiques. Je dirais que c’est la fin du monde auquel nous nous sommes habitués ».
Non Jaz Coleman n’est ni un pessimiste ni un fataliste, ce serait même complètement l’inverse : il est habité par des utopies d’une naïveté touchante lorsqu’elles sont émises par un homme de 52 ans. De confession politique écologistes, il est capable de partir dans de grandes tirades où il prône la création du parti de l’amour ; avant de finalement exploser de rire. C’est un homme qui rit souvent à gorge déployée et un rien peut le rendre hilare, mais cela ne signifie pas qu’il se joue de ses interlocuteurs, non c’est plus une question de pudeur ; il aime passer pour un dément, pour rappeler que les fous sont au final plus sensés que la majorité des gens et de leur religion avilissante (cf Madness sur What’s THIS for…!). Lui préfère les signes aux dogmes.
Killing Joke n’est pas le premier groupe à mettre le combat politique au cœur de ses préoccupations. Au contraire, on pourrait même dire qu’il s’inscrit (à moins qu’on ne le considère comme le créateur de celui-ci) dans les schémas classiques de l’indus anglo-américain engagé (Ministry, Skinny Puppy). Sur MMXII, le discours anticapitaliste d’une chanson comme Corporate Elect semble déjà avoir été mille fois ressassé et n’arrive pas à sortir des clichés. Mais la différence entre Jaz Coleman et son ami, qu’il aime si souvent railler, Al Jourgensen, c’est que le premier ne perçoit pas l’engagement politique et la révolution comme des fins en soi. Non seulement il en parle en anticipant déjà l’après, mais surtout en faisant résonner celui-ci avec la dimension spirituelle qui anime l’ensemble du groupe.
Jaz Coleman n’est pas un mécréant. Il croit même férocement en l’idée de Dieu, ou du moins dans l’existence d’une entité supérieure : en fait, si l’écologie est sa réponse politique, la nature est sa réponse religieuse. La communion avec la terre au sens spirituel du terme est une valeur forte qui donne du sens à son militantisme. Nous n’avons pas à faire à un redneck qui prônerait le soulèvement et l’anarchie en s’empiffrant de matière grasse. Si Jaz Coleman se permet ces prises de positions, c’est qu’il a lui-même expérimenté un mode de vie différent. Fondé sur le concept de l’île en tant que refuge mental et physique, où l’on peut vivre simplement tout en restant en résonnance avec le monde, son mode de vie est en phase avec ses idées. D’ailleurs, il vit aujourd’hui isolé sur une petite île du pacifique. Sans électricité, sans téléphone, il vit en communion avec la nature, cultivant lui même une partie de sa nourriture – cela rappelle dans un sens son exil en Islande après la sortie de Revelations à l’époque où il pensait qu’une guerre nucléaire allait marquer la fin de nos sociétés occidentales.
Cette manière d’être à la fois complètement décalé par rapport au monde et en même temps d’essayer souvent d’en toucher l’essence, me rappelle toujours la relation qu’il entretient avec son frère, la manière dont ils se complètent et se ressemblent, alors que l’un est chef d’orchestre et leader d’un de groupes phares du post punk et que l’autre est un physicien renommé – le premier a d’ailleurs déjà composé des musiques d’accompagnement pour les conférences du second. Il faut réussir à les suivre les frangins, confère cette déclaration de Jaz Coleman en 2008 : « I started out under the wings of the Golden Dawn, with Paul, then we went our separate ways and I went through the six stages of Magik, from Shamanism to Witchcraft, to Hermeticism, to Rosicrucianism and the from Rosicrucianism to Illuminism and from there to Chaos Magik, its latest incarnation. Different parts of me got stuck at different stages of this evolution of the magical tradition. Then my brother, who is one of the world’s leading physicists, started to work on superconductors and we kind of came together. I realised that the physicists were using their own form of Jungian archetypes – that we were essentially using the same kind of language, in terms of Quantum Mechanics ».
Pourtant, malgré ce genre d’envolée, contrairement à de nombreux artistes contemporains également attirés par le mysticisme et par les prophéties occultes, Jaz Coleman n’est pas un homme mystérieux. Il pourrait noyer les chansons de Killing Joke sous des incantations obscures et passer pour un génie aux paroles prophétiques. Non au lieu de ça, il préfère communiquer de manière intelligible : on comprend parfaitement où ses textes veulent en venir, tandis que le livret contient les liens vers les sites internet qui permettent d’étoffer ou de comprendre son propos. Le message final semble plus important que la quête de celui-ci. En 2012 nous n’en sommes plus à l’heure du jeu et du parcours initiatique. Il nous reste peu de temps et Jaz Coleman va droit au but ; il ne joue plus à cache-cache.
MMXII s’écoute dans un état d’expectative. On ne sait pas ce qu’il va se passer, on ne sait même plus à qui l’on a affaire. Quelle importance accorder à ces incantations politico-socialo-apocalyptiques au moment de l’écoute ? Lorsqu’il chante « Everyone knows it’s over / Borders on lock down / Everything on shut down, this way of life is over », il ne plaisante pas. Il a même envie d’y croire à en mourir. Tout détruire pour tout recommencer, Jaz Coleman fait partie de ces derniers anarchistes qui sont complètement capables de vivre en conformité avec leurs idées, et Killing Joke est cette machine obscure qu’il pilotera pour l’éternité.
>> Références :
– Jaz Coleman (Killing Joke) : visionnaire ou idéaliste ? par Spaceman sur Radio Metal
– Jaz Coleman – Apocalypses seem a recurring motif par David Selden sur Dorfdisco
– Interview with Jaz Coleman by Cheese on Toast