>> Ce texte a été écrit dans le cadre des lieux-dits de nos amis de Street Interview.
Il y a les lieux uniques, ceux auxquels on rattache un souvenir particulier et qui s’évaporent dans le temps ; on s’en souvient pour ce qui s’y est déroulé et non pour le lieu en lui-même, et, un jour ou l’autre, on ne se rappelle plus des décors et il ne reste que des bribes visuelles. Il y a les lieux exotiques, ceux qu’on a mal connus, mais qui, au détour d’un voyage, se sont gravés dans notre mémoire ; ces lieux là on y pense tout le temps, parce que c’est là qu’on aimerait retourner. Il y a les lieux imaginaires, ceux qu’on ne pourrait pas situer sur une carte, mais que l’on visualise mieux que la majorité des villes du monde. Il y a les lieux fantasmés, ceux où l’on préfère ne jamais se rendre par peur d’être déçu. Et puis il y a les lieux de vie, ceux qu’on a tellement fréquentés qu’on en connait les moindres détails, les moindres recoins. On serait bien infoutu de se remémorer un souvenir en particulier de ces lieux-là. Non, ce sont des centaines de souvenirs qui se matérialisent dès que nos pensées s’y égarent. Ces lieux-là, ce sont peut-être les plus banals, parce que tout personnel qu’ils sont, ils ne reflètent que nos vies. Parler de la maison de ses grands-parents, de ce studio au bord de la mer ou encore de son école maternelle, c’est à la fois facile et pourtant indispensable. Tant pis pour les rêves, tant pis pour l’évasion, tant mieux pour ce qui a compté pour nous.
J’ai grandi à Epinay-Sur-Seine dans le 93. J’y ai passé beaucoup de merveilleux moments (principalement avec ma famille) et quelques mauvais (principalement avec les autres). Rétrospectivement, ce n’était pas un mauvais endroit pour grandir. Paris n’était pas très loin, il y avait Les Toiles à Saint-Gratien pour les films et Impressions à Enghien pour les BD – à l’époque il ne m’en fallait pas tellement plus. Et puis surtout, il y avait l’EMB Sannois pour les concerts. Cette petite salle de concert, c’était un peu tout ce qu’on avait, quand les concerts étaient trop chers ou trop loin ; et dans un sens, c’était déjà énorme. Comme je le disais on était finalement plutôt chanceux. Pour se rendre de chez moi à l’EMB, il ne fallait que quelques minutes de voitures, et pourtant je me perdais toujours – c’était un peu devenu une running joke avec les potes. Aller à l’EMB, c’était se perdre en territoire inconnu, ça avait beau être chez moi, je ne savais ni comment y aller, ni comment en repartir (il m’est vraiment arrivé de mettre une bonne heure à retrouver mon chemin). Et ce lieu banal, parce que si proche, était en quelque sorte tout aussi magique que n’importe quelle ville perdue à l’autre bout du monde.
Lorsqu’on rentrait à l’intérieur, les flyers plein les poches, on se retrouvait au milieu du bar sous un plafond recouvert d’affiches de concerts. Combien de fois me suis-je dit que ce serait génial d’avoir une chambre recouverte des affiches des concerts auxquels j’aurais été dans ma vie. Dans la salle, que ce soit dans la fausse ou quelques rares fois sur le mini-étage du fond, j’ai vu énormément de groupes : des bons, des mauvais, beaucoup qui n’existent plus (surtout des français d’ailleurs). J’y croisais parfois des anciens camarades qui ne m’avaient pas adressé la parole de tout le collège et qui soudainement faisaient comme si on avait été amis depuis toujours (peut-être rentrais-je aussi avec plaisir dans leur jeu). Mais surtout j’avais l’impression qu’il se passait quelque-chose à proximité, que le monde n’était pas un truc qui tournait loin de moi. C’est important « sa première salle de concert » (pas la première où l’on va, mais la première qui est la notre) ; c’est peut-être un peu cliché, mais ça marque.
La salle est toujours là, l’appartement familial également, et si je parle au passé, c’est parce que je sais que je ne remettrai jamais les pieds là-bas – mes acouphènes sont plus stricts que mes parents et ne m’y autoriseraient pas. C’est un peu idiot de parler au passé quand un souvenir est si proche et, matériellement, si facilement reproductible. Je pense à tous ces gamins et adolescents qui le vendredi soir font la queue devant la salle, un peu avant le pont. Le plus vieux a dû les emmener en voiture, et, dans le parking adjacent, ils ont dû vider quelques bières. Entre les différentes prestations, ils reprendront peut-être à boire au bar, ils parleront avec les musiciens et avec un peu de chance ils achèteront un disque ou un T-Shirt. Finalement leur EMB d’aujourd’hui est surement assez proche du mien. Une telle salle n’a ni passé, ni futur, elle fonctionne comme une petite machine hors du temps ; peu importe alors que la technologie évolue, peu importe que je change.