TROIS SŒURS : dans la maison vide
Sortie le 18 juillet 2012 - durée : 1h38min
Difficile de croire que cela puisse être une qualité, mais le fait est là : malgré son titre original évoquant des envies d’ouverture et d’oxygénation, Trois sœurs est un film formidablement tourné sur lui-même. Le premier long de Milagros Mumenthaler pratique une sorte d’autarcie cinématographique, non seulement par son utilisation d’un décor unique et clos — une maison ancienne et son jardin —, mais également par son absence évidente de modèles et de références. La gravité légère d’un Bergman, la pudeur explosive d’un Kore-eda ? Aucune comparaison ne semble convenir parfaitement à cette œuvre forte et réfléchie qui tente de mettre l’absence en images. Trois sœurs, donc : Sofia, Marina et Violeta, quelque part dans la vingtaine, qui cohabitent comme elles le peuvent dans la grande maison de leur grand-mère Alicia. La disparition récente de la bisaïeule a laissé un grand vide chez les jeunes femmes, tant physique que psychologique, et c’est dans cette brèche que s’engouffre une cinéaste désireuse de montrer l’immontrable, de caractériser ses héroïnes par ce qui leur fait défaut plutôt que par ce qu’elles ont. Comme si cette belle bâtisse s’était soudain retrouvée dépourvue de ciment, Mumenthaler filme avec délicatesse des tentatives souvent infructueuses de donner de la cohésion à ce qui n’en a plus.
Trois sœurs n’est pas un nouveau film sur le deuil : les personnages ont franchi la phase d’acceptation nécessaire et tentent désormais de se tourner vers cet après un peu fade qui leur tend les bras. Désormais seules au monde, Sofia, Marina et Violeta restent néanmoins prisonnières d’un schéma familial encombrant. Élevées par leur grand-mère, ne se souvenant de leurs parents qu’à travers quelques photos et souvenirs, elles doivent construire leur avenir tout en craignant que de nouvelles disparitions ne viennent instiller un peu plus de douleur et de solitude dans leur quotidien. Seules à l’écran pendant la majeure partie du film, elles sont comme trois aimants qui s’attirent et se repoussent violemment selon le bon vouloir du magnétisme. La maison, théâtre de leurs affrontements et de leurs conciliations, fait office de quatrième personnage, réincarnation immédiate de la grand-mère disparue. La caméra s’y déplace en toute liberté, s’attardant sur des espaces mal remplis et sur des objets orphelins, comme dans un film fantastique qui refuserait de passer à la vitesse supérieure.
À l’image de sa réalisatrice, déterminée mais assumant ses failles, le film transforme la mélancolie de ses personnages en une rage souvent contenue mais qui finit parfois par éclater au détour d’une engueulade ou d’un morceau de musique. Trois sœurs pourrait faire claquer les portes, jouer la carte de la tragédie familiale et du règlement de comptes ; il préfère souvent dépeindre le désœuvrement de jeunes femmes trop petites pour cette grande bâtisse et trop préoccupées pour se dire qu’elles s’aiment. Car au-delà du flottement d’après deuil, le film est empreint d’un vernis réaliste vecteur de déchirements. Les questions financières et organisationnelles ne sont pas en reste : s’il semble tout bonnement improbable d’abandonner la maison aux mains d’étrangers, il est bien difficile pour ces trois jeunes femmes, au choix inactives ou simples étudiantes, de parvenir à la maintenir en état tout en évitant la banqueroute. Cette problématique très terre-à-terre s’inscrit à merveille dans le film car elle met en lumière le lien bouleversant qui unit les héroïnes à ce dernier vestige de l’union familiale, qu’elles préfèreraient vider de tous ses meubles plutôt que de le céder à quiconque.
Parce que sa retenue ne ressemble jamais à de la pose, Trois sœurs — titre bien ordinaire qui ne vaut pas le beau Abrir puertas y ventanas, à savoir ouvrir les portes et les fenêtres — garde en lui des mystères faisant office de trésors. On ne saura jamais rien des parents des héroïnes, possibles victimes de la dictature argentine des années 70, même si rien ne peut étayer cette thèse. D’une façon générale, les vivants ne dévoileront pas non plus leurs secrets. Incarnées par trois actrices aussi différentes que convaincantes, les trois sœurs ne se livrent jamais corps et âme : l’oisiveté mutique de l’une ou la dureté indigeste de l’autre sont les révélateurs d’un mal-être qui semble traduire autre chose qu’un simple sentiment de solitude mais ne dit jamais son nom. La profondeur de l’écriture et la justesse de la mise en scène sont là pour nous assurer qu’il y a bien quelque chose derrière ces silhouettes admirables, capables de sécheresse et de chaleur, changeantes comme peuvent l’être ceux qui ne savent ni d’où ils viennent ni qui ils aimeraient être.