Homeland, saison 1 : le romantisme impossible
> Homeland, saison 1 : le romantisme impossible
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(Il est fortement conseillé d'avoir vu les saisons respectives avant de lire ces textes)
Officiellement, la première saison de Homeland raconte l’histoire de Carrie Mathison, agent de la CIA convaincue que Nicholas Brody, Marine libéré des geôles irakiennes après huit années de captivité, travaille pour l’ennemi. Elle place sa maison sous surveillance vidéo, le traque, l’espionne ; son obsession confine à la passion amoureuse. Brody, second versant d’une même médaille, se bat lui a priori contre la frénésie médiatique qui l’assaille et tente avant tout de retrouver son statut de mari, de père, d’homme et d’Américain. Officiellement, Homeland est une course-poursuite permanente, un thriller géopolitique paranoïaque et retors.
Mais en sous-terrain et à l’abri des regards, sous le vernis d’une série plutôt banale traversée de complots et de cliffhangers, Homeland est un objet difforme, infecté, monstrueux. Lardé de multiples virus et obsédé par l’idée d’une impossible purification, de l’éradication du corps étranger : outre le principe même du Marine infiltré que l’on cherche à débusquer, Carrie a recours aux électrochocs pour soigner sa bipolarité, ce mal qui la possède ; Brody est en quête perpétuelle d’une identité troublée, rongée (« I could tell my name it would sound like a lie »), et tente par ailleurs de préserver sa famille des intrusions extérieures. Lors du deuxième épisode, il ensanglante un journaliste qui pénètre sa propriété, son espace ; un peu plus tard, il abat un daim dans son jardin, d’un coup de fusil (Tony Soprano, lui, n’avait besoin que de s’asseoir devant sa porte pour faire fuir les ours). Saul Berenson formule lui aussi cette thématique du virus insidieux, dans le dernier épisode de la saison, alors que sa collègue Carrie est prostrée dans sa chambre : « This man has poisoned your thoughts ». Empoisonné.
Ces personnages insaisissables et en souffrance, aux visages polymorphes, ne sont que les manifestations visibles d’une série elle-même intrinsèquement maladive. Homeland, tendue vers la recherche de la vérité, de la limpidité, est pourtant percluse de toute une gamme de régimes d’images qui s’entrechoquent et brouillent les données : les fibres optiques installées par Carrie dans la maison de Brody, les téléphones portables, les caméras de surveillance de prisonniers de guerre, les images satellite ou encore les bandes-vidéo tournées par Brody mais également par sa fille. L’acmé de ce nid de serpents est atteint lorsque Carrie, sommée de retirer les caméras de la maison de Brody, est filmée par le dispositif qu’elle a elle-même installé. Comment décoder les images lorsqu’elles se retournent contre leur créateur ? Comment lire entre les lignes lorsqu’il n’y a plus rien à voir, que tout est noirci par une infinité de sources contradictoires ? Cinquième épisode : Carrie et Brody assistent via une caméra à l’interrogatoire d’un terroriste, et sont dans le même temps surexposés par des projecteurs pour être observés par le chef de la CIA. Homeland représente en un seul mouvement, ce cauchemar ultramoderne et la tentative de s’en extirper.
Brody, indépendamment du fait qu’il ait été « retourné » ou non, maîtrise ces codes. Il trompe aisément la technologie d’un détecteur de mensonge, tout en fixant la caméra de surveillance : en un regard il impose sa loi, ses règles à ceux qui le scrutent. Tout comme il détecte l’angle mort – le blind spot, titre du cinquième épisode –, imperceptible par la caméra, pour prier Allah ou transmettre une lame de rasoir à un prisonnier de guerre irakien sans être vu. Brody est le maître du jeu. Il trompe ceux qui l’observent, qu’il s’agisse des autres personnages ou bien du spectateur. Au cours du troisième épisode, un montage alterné établit un parallèle clair entre Lynne, call-girl transmettant des informations capitales à la CIA, et Jess, la femme de Brody. Tandis que la première se fait assassiner par un homme de main irakien, pointant son calibre vers son bas-ventre, la seconde observe son mari face à elle, incapable de lui faire l’amour, qui se masturbe et éjacule piteusement dans le vide. Preuve a priori évidente, pour qui croit savoir décoder l’image, d’un Brody inoffensif. L’hypothèse sera pourtant balayée à la fin de la saison : le Marine a bien été « retourné » par les Irakiens. Il veut se faire exploser en emportant avec lui le vice-président et son équipe rapprochée.
Homeland est donc le théâtre de la lutte entre l’obsession d’un espace homogène, cristallin, débarrassé de tous ses agents troubles, et l’édification d’un monde illisible, où les frontières et repères habituels n’ont plus cours. Si cette dernière logique triomphe, propulsant certainement la deuxième saison dans les affres d’une terre inconnue et passionnante, Homeland n’en est pas moins une série profondément tragique, personnelle, au romantisme d’autant plus puissant qu’il est impossible. Il a jusqu’alors été question de virus, d’infection, de pulsions directement surgies du cinéma de De Palma ; mais le vrai moteur est ici la malédiction. Celle de Carrie, dont le travail a progressivement englouti la vie privée (« It will always be my job », hurle-t-elle, suivi de « I’m gonna be alone my whole life, aren’t I ? ») et qui se drape de l’illusion inverse (« I value my privacy »), jusqu’à l’implosion. Celle de Saul, abandonné par sa femme parce qu’incapable d’être un homme avant d’être un agent (épisode 8, les deux collègues sont filmés comme emprisonnés derrière les stores de leurs bureaux). Celle de Brody, enfin, la plus terrible, qui après des années de captivité revient sur ses terres non pas pour retrouver sa famille, qu’il chérit, mais pour la rendre victime collatérale de son acte kamikaze. Le symbole du coeur, plus petit dénominateur commun, fondateur et enfantin, n’est plus qu’un outil pour ces personnages, un rouage visant à donner le signal d’alerte d’une opération antiterroriste (épisode 10). Carrie, Saul et Brody, cobayes pris au piège de la vitesse et du dérèglement du monde.
C’est donc à chaque fois la même problématique, la même litanie qui structure la série : le cercle intime est dévoré par la sphère globale, totalisante, tumeur du tissu familial et amoureux. Comment renverser ces valeurs ? Comment inverser une logique aliénante qui a pour fondement la plus parfaite des illusions ? En organisant une collision frontale entre ces deux sphères, répond Homeland : alors qu’il va se faire exploser, Brody reçoit l’appel désespéré et intuitif de sa fille, qui l’oblige à le rétablir en tant que père, à formuler l’idée qu’il sera là le soir-même, autour de la table du salon, entouré des siens. Dans les ultimes moments de cette première saison, la série vacille dans ses convictions et sa machine morbide se fissure : ces gens sont des humains. Le privé a fait trembler le global ; les liens d’amour et de sang ont brisé les os du déterminisme. Le douzième et dernier épisode s’achève sur une lueur dans les abysses. Il reste un empire à bâtir.