Le rock, c’est le mal. C’est un truc qui te prend à l’adolescence et te colle aux baskets comme un mauvais chewing-gum. Une fois le nez dedans, tu es camé à vie. La désintox’ est impossible, la rechute est éternelle. Même lorsqu’on te fait le coup plus drôle du tout du r*ck est mort, tu ris jaune et dans la seconde qui suit, tu vas prendre ton fix’. Tu es passé par toutes les étapes de la dépendance et quand tu essaies de décrocher, le manque te bousille l’estomac : sueur, irritabilité extrême, faut pas te toucher sinon tu cognes… Bref t’es mal. Tu aimes tellement cette putain de musique que parfois, tu te permets de porter un regard hyper critique sur ce qui sort. Ton oreille éduquée au son électrique supporte assez mal certaines productions. Tu le dis, tu le gueules, tu expliques pourquoi et là… Tout te pête à la gueule sans que tu ne saches trop pourquoi. Enfin si tu sais, tu as osé toucher au Saint Graal, exprimer un point de vue… Mec, c’est du rock ! De la musique ! Pas de quoi fouetter un chat dans la nuit ! Ouais… Sauf que voilà tu es accro’, énervé et ce qui va suivre ci-dessous, tu ne vas pas aimer, mais alors pas du tout.
J’entretiens avec les Rolling Stones une relation assez particulière depuis longtemps. De tous les groupes mythiques des années 60, c’est bien le seul – avec les Beach Boys – que je ne porte pas aux nues. Sur l’échelle du simple agacement à la pure détestation, je place mon curseur personnel quelque part entre ces deux extrèmes. Je reconnais à ce groupe d’avoir signé quelques morceaux simples et efficaces, dont Paint it Black qui atteint les sommets de la quasi-perfection, et un album d’anthologie, Exile on Main St. Mais sur le reste, ce groupe ne m’a jamais réellement convaincu. Je leu préférerai toujours l’inventivité extrême des Beatles, la sauvagerie à peine civilisée des Who et l’ironie mordante des Kinks. Et par dessus tout, dans le paysage du British Blues, je considère que les Yardbirds ou encore l’incroyable John Mayall & The Bluesbreakers tiennent le haut du pavé. Pour moi, les Stones ne sont que les courroies de transmission d’un rhythm and blues commercial.
Dans le concert actuel de la musique pop/rock contemporaine, qui recherche depuis quelques années un nouveau souffle et se complaît dans ses différents âges d’or, certains en rajoutent des couches en allant jusqu’à célébrer le premier concert des Rolling Stones, le 12 juillet 1962 au Marquee Jazz Club, 50 ans donc auparavant. Comme on aime bien les momies qui bougent encore un peu sur Internet, une certaine littérature s’est brutalement déversée sur nos écrans pour célébrer ce que tout être normalement intelligent considérerait comme un non-événement absolu. Autant dire, moi qui n’aime pas ce groupe, lire sur ma timeline de l’oiseau muet les commentaires sur ledit non-événement m’a clairement… agacé, pour ne pas dire plus.
Aussi, ai-je eu le plaisir sadique de me poser la question : et si les Stones n’existaient pas ou plutôt plus ? Que serait la planète Rock si, un jour de 1970, dans le sillage de leurs grands rivaux les Beatles, ils s’étaient séparés ? Quel héritage auraient-ils laissé ? Seraient-ils devenus, à l’instar des Beatles, des mythes intouchables ou au contraire, seraient-ils rentrés dans le rang ? Imaginons un moment que nous n’aurions plus eu le droit de goûter au déhanché de Mick Jagger sur scène, à la passivité de Bill Wyman, au phrasé dandyesque de Charlie Watts et au jeu lunaire de Keith Richards. Oui, pour se séparer, l’année 1970 aurait été définitivement la bonne année pour les Stones. Les raisons en sont multiples. Imaginez, 1969 fut une année réellement éprouvante pour eux et elle aurait flingué en l’air n’importe quel groupe : ils durent surmonter la mort de Brian Jones (ce qui, avec le recul, ils ne réussirent jamais) ; la tournée américaine fut épuisante et son point d’orgue, qui fut l’épisode tragique d’Altamont, termina de noircir la réputation du groupe ; n’oublions pas les problèmes de drogue récurrents et enfin ils durent assurer la sortie stratosphérique de Let it Bleed, album aux contours vaporeux, considéré comme leur meilleur album.
Oui, 1970 est une bonne année pour se séparer. Certes, Exile on Main St. et Sticky Fingers ne seraient jamais sortis. Je n’aurais pas eu à écrire cet article car le cas Stones n’en serait sans doute pas un, car, même sans les comparer aux Beatles, ils n’arrivaient pas, par exemple, à la cheville des Kinks qui, en trois ans, sortirent trois albums essentiels. Les Stones ont été des suiveurs tout le long de leur carrière, jamais ils ne furent des innovateurs au sens littéral. Et il n’a rien de déshonnorant là-dedans, mais autant l’assumer, ce qu’ils n’ont jamais fait.
Et puis un bonheur n’arrivant jamais seul, leur séparation nous aurait épargné quelques incongruités sonores : Ron Wood aurait fini sa pauvre carrière de guitariste de seconde zone ailleurs ; l’affreux Some Girls et son titre putassier disco, Miss You, n’auraient jamais vu le jour. Je ne parle pas du reste de leur discographie hautement dispensable et des tournées mondiales pour arrondir leurs fins de mois. Les Stones furent à partir des années 70 une entreprise commerciale et une énorme machine marketing. Et la musique dans tout cela ? A part les deux albums sus-nommés, donnez-moi un seul bon album des Stones du premier au dernier morceau (et si possible pas un Live)… Vous cherchez ?… Et vous ne trouvez pas ? Normal, il n’y en a pas. Les amoureux de la Rock Attitude en auront pour leur frais.
Malheureusement pour eux, les Beatles (et particulièrement John Lennon) ont su garder une aura particulière auprès des générations qui suivirent. L’héritage musical des quatre de Liverpool est aujourd’hui encore intact, renforcé en cela par les bonnes carrières solos – certes en dents de scie – de Lennon, McCartney et Harrison. Et puis, la séparation des Beatles nous évita d’assister à la longue agonie du groupe et à la sortie d’albums calamiteux. Les Stones mirent en scène leur longue déchéance, aidés en cela par une industrie qui mit tout en branle pour normaliser ce groupe. Au début des années 80, le groupe était devenu un produit qui vendait… beaucoup.
Certains pourraient rétorquer que si les Stones s’étaient séparés en 1970, ils auraient eu aussi chacun des carrières solo honorables. Ça reste encore à prouver. Attardons-nous un bref instant sur les deux leaders : Mick Jagger et Keith Richards et leurs carrières solos. Sir Michael Philipp Jagger sortit son premier disque solo, She’s the boss, en 1985 et le dernier Goddess in The Doorway date de 2001. Quatre albums en 16 ans, c’est trop peu pour juger de la qualité d’une carrière solo en règle générale. Et en l’occurrence, comparée à la discographie pléthorique des Stones, celle de Jagger fait vraiment pâle figure et seul le premier album tire l’oreille de l’auditeur de sa probable léthargie : un honnête album de rock mainstream, qu’on oublie aussitôt après la première écoute. Sans son comparse Richards, on mesure la limite du talent de Jagger. Entouré d’une pléiade d’excellents musiciens (Jeff Beck et Herbie Hancock pour ne citer qu’eux) et produit par deux excellents producteurs, Bill Laswell et Nile Rodgers, le résultat… est honnête. Pour une star du rock, produire un premier album honnête est définitivement un échec. She’s the boss ne sera jamais au panthéon des albums rock et ce qui suivra est tout aussi dispensable.
Il en va autrement pour Keith Richards. Lui, il a toujours vu d’un mauvais oeil que ses potes des Stones fassent autre chose que du Rolling Stones. Il le fit savoir fortement lorsque Jagger s’y aventura en 1985. Depuis la relation entre les deux hommes est restée tendue. Cette attitude a le mérite de la clarté et de la franchise… Et rajoutons celui de la cohérence puisqu’il n’enregistra que deux albums. Le premier Talk is Cheap parut en 1988 et beaucoup s’amusèrent à dire que ce premier album était…. le meilleur album des Stones depuis des années. On n’enlèvera jamais à Richards son incroyable jeu de guitare et sur cet album, on prend plaisir à l’écouter. Contrairement à Jagger, il n’a jamais mis en sourdine son amour le rhythm and blues et sur cet album, on le sent détendu sur le sujet et sans atteindre des sommets, Talk is Cheap est un meilleur album que celui produit par son double démoniaque, quelques années plus tôt.
1970 est une bonne année pour se suicider musicalement. Les années 60 se finissant sur une multitude de notes discordantes, le rêve s’est désincarné, laissant derrière lui des traînées de poudre et un désir inassouvi de changer le monde. Et depuis, avouons-le, nous traînons cette misère comme un boulet. Plus que quiconque, les Stones incarnèrent une certaine idée de la rébellion. Plus que quiconque, ils furent les premiers à tuer cet idéal dans l’oeuf, Mick Jagger en tête. 1970, the dream is over, la parenthèse se serait fermée et la dernière image des Stones aurait été le verso de la pochette de Let it Bleed : la photo du recto explosée et fracassée comme un lendemain de fête beaucoup trop arrosé. Dionysos aurait définitivement sifflé la fin de la récré.
And I only get my rocks off while I’m dreaming,
I only get my rocks off while I’m sleeping.
Extrait de Rocks Off, morceau d’ouverture de Exile on Main St.