Je me suis creusé la tête de longues minutes durant pour trouver un sens à ce titre du nouvel LP de Mark Fell. Quelque chose qui m’expliquerait en quoi l’association de ces trois mots (dont l’un d’entre eux n’existe tout simplement pas) permettait d’y voir plus clair sur son contenant, voire son contenu, voir quelque chose qui ait à voir avec la musique. Une quête de sens qui s’achève sur un échec patent tant il convient d’admettre que Fell a simplement utiliser un dictionnaire pour choisir trois mots au hasard et les coller les uns aux autres afin de créer ce qui devient, lors de sa sortie en août dernier, son nouveau disque chez Editions Mego, le successeur des « UL8 », « Manitutshu » et autres « Periodic Orbits… ». Autant dire une nouvelle pierre dans le jardin électronique exploratoire de Fell, en quête d’une nouvelle forme d’expression. Plus dépouillée, campée sur une poignée de certitudes, balançant toutes les autres au feu. Plus essentielle….ou « sentielle » ? Allez savoir.
SOA est un projet de remixs qui ne se raconte pas pour celui qui ne cherche pas à creuser plus loin que la surface du disque. Car il faut décoller le nez de la feuille et prendre de la hauteur pour embrasser l’ensemble du travail musical, au-delà des morceaux même. Sous l’alias Sensate Focus, Mark Fell a enchaîné entre mars et août la publication de 3 maxis sur une micro-structure fantôme spécialement créée pour l’occasion. Toujours cette obsession du numérique en tête, une constante depuis SND, les sobrement nommés « Sensate Focus 5 » puis « 10 » puis carrément « 3.33333333333333 » (un « 2.5 » est en préparation) ont permis à Fell de diluer un peu ses abstractions jusqu’au-boutistes de ces deux dernières années en injectant une volée d’éléments house plus familiers. Et s’il semble impossible aujourd’hui pour un producteur reconnu d’y aller de son petit side-project sous couvert d’anonymat total, Fell et Editions Mego ont tout de même tenté le coup en offrant un jeu de dupes bien vite totalement dépassé par la force des choses. Car sur disque, impossible de se mentir : pour celui qui aura suivi sa nouvelle vie en solo ces 2 dernières années, avec cette manie de sans cesse déconstruire pour réarranger, il ne pouvait être question d’un autre producteur que Mark Fell aux manettes. Et qui mieux que Peter Rehberg, CEO d’Editions Mego, pour résumer dans The Wire le projet ? » [Editions Mego]… liked the keyboard sounds from early House music, but had got bored of the rhythms. We did not want to throw the baby away with the bathwater, so decided to keep some things. So we kept the water and threw the baby away. » Une tentative de faire fusionner le groove rempli de soul d’une forme de house trop lancinante par moment avec les structures à la limite de l’architecture mentale qui se ressent autant qu’elle se pense de la musique de Mark Fell. De quoi donner des frissons à n’importe quel amateur de musique électronique qui sort des sentiers battus.
Pour Fell, ça n’est pas qu’il évolue dans des chemins de traverse, c’est bien plus que ça. Lui, il les crée, ces chemins de traverse, ainsi que toute la végétation blipesque et la faune glitchesque qui vont avec. Sensate Focus en est la preuve la plus évidente. Et l’illustration, s’il était besoin de le faire une fois encore, de la manière dont l’un des labels européens les plus influents aujourd’hui en matière de musique électronique, est parvenu à créer une forme de collaboration précieuse avec l’un des producteurs les plus singuliers de ces dernières années. Un duo abstrait qui s’éprouve avec brio aussi bien dans le rigorisme quasi-mathématique d’un « UL8″ que dans l’exploration dancefloor intelligente et accessible d’un Sensate Focus. Dans la foulée de ce dernier projet, comme pour plonger encore un peu plus dans la mise en abyme de lui-même, Fell entame en juin dernier un tout nouveau projet de remixs des 12″s de SF sortis ou à venir. Soit 7 morceaux qui figurent aujourd’hui sur ce « Sentielle Objectif Actualité ». De quoi faire le point avec classe sur cette nouvelle direction intéressante prise par le musicien anglais. Mais plus qu’un vague projet de remixs, SOA est sûrement l’évidente tentative de faire se rencontrer en un point précis les recherches post-SND et le nouveau penchant house expérimentale, afin de boucler la boucle et de rattacher avec le travail réalisé depuis deux ans par Fell (soit 5 LPs tous plus essentiels les uns que les autres).
SOA se place sous le sceau du dépouillement, voire du rudimentaire. Plus encore que ce qu’avait pu proposer Sensate Focus qui malgré tout conserve quelques éléments-clé de l’univers qu’il tente de repeindre à sa manière. Aux synthés lumineux Fell ajoute ses programmations de breakbeats épileptiques reconnaissables entre mille, l’autre obsession typiquement SNDesque. Et guère plus en terme d’éléments isolés les uns des autres. Mais par cette simplicité évidente Fell crée ce qui fait l’essentiel de ce disque : une hypnose véritable avec une poignée de sons utilisés chacun à la perfection. Le tout carrément sublimé par une approche mélodique plus limitée que pour Sensate Focus mais qui va bien au-delà de ce que Fell nous proposait sur ses récents LPs. Si l’on retrouve ce feeling algorithmique typique, qui ne manquera pas de toujours laisser de côté ceux qui ne jurent que par un groove intuitif un peu trop borné, Fell y a tout de même ajouté une large dose de programmation « manuelle » pour recoller avec son intention de fabriquer un pont entre ses propres obsessions.
A ce stade, il convient d’affirmer haut et fort que Mark Fell est soit un visionnaire, soit un alien. Sa vision de la musique, qu’elle soit électronique, techno, house, expérimentale, est systématiquement singulière et personnelle; très loin de ce que propose n’importe qui autour. A tel point que chacune de ses sorties est un mini-évènement pour ceux qui aiment entendre jusqu’où il peut repousser ses propres limites. Pour l’heure, c’est jusqu’à la grande réussite d’un ‘SOA-2′ ou d’un ‘SOA-7′. Et ce même si le disque comporte à côté quelques errements…qui sont en réalité totalement assumé par Fell. Car on y retrouve alors ce qui faisait la force d’ « Atavism » de SND : cette capacité à installer un inconfort qui crée la véritable valeur du disque. Une boucle qui dure un peu trop longtemps, une structure dérangeante, des sonorités qui grattent l’oreille plus qu’ils ne la flattent. Une certaine vision du futur musical pensé par SND, réutilisée ici par Fell dans un cadre où lui-même s’est obligé à restreindre le spectre de sonorités employées. Atteindre une forme de transe musicale par la privation et la difficulté imposé à soi-même, en somme.
Avec « Sentielle Objectif Actualité », Mark Fell aboutit à une synthèse numérique réussie de son parcours musical ces 2 dernières années. Être tout à la fois plongé dans la production de ses disques et parvenir à ce point à prendre le recul nécessaire pour s’adonner à un exercice de résumé de ce qu’il a lui-même créé est la preuve du caractère unique de Mark Fell. Grand bien lui fasse, il tend aujourd’hui à sortir de ses exercices les plus rigoureux pour aller à la rencontre des gens et leur présenter sa musique, celle qui annonce ce que devrait être la musique électronique plus accessible pratiquée par tout un chacun, imprévisible, puissante et jamais dénuée de sens. Le tout en faisant parfois un peu oublier la tendance à trop sur-calculer tous les sons qui se présentent en se concentrant sur l’essentiel : faire émerger de l’inédit de presque rien.