Ricardo Villalobos, tout en opposition
Au sujet de "Dependent and Happy"
Ricardo Villalobos joue avec nos certitudes. Principalement apprécié pour son travail en chambre, pour sa capacité à arranger entre elles des fréquences avec une précision d’orfèvre, pour sa manière d’étudier, de forger et de perfectionner chaque son, il est tout aussi crédible en tant que DJ enchainant les soirées à Ibiza ou comme entertainer prenant un plaisir non feint aux sets back-to-back. On savait aussi combien le chilien pouvait être imprévisible (Re: ECM) et polymorphe (sa participation aux Fabric Mix vs ses expérimentations improbables), on savait aussi combien il maitrisait les codes de la house. Mais l’avait-on imaginé si fou, si ambitieux, à même de sortir complètement du cadre avec une aisance et un aplomb qui ridiculisent bon nombre de ses confrères ? Peut-être que oui. On savait déjà, me diront certains. Aujourd’hui, il ne semble focalisé que sur deux objectifs : se faire plaisir d’un côté, et atteindre une sorte d’absolu musical de l’autre – l’absolu musical étant pour lui, en matière de musique électronique, de réussir à recréer la saveur et la complexité du son analogique, seule limite qui empêche aujourd’hui, selon lui, les oeuvres du genre d’atteindre le niveau des classiques de jazz.
Dependent and Happy représente bien d’ailleurs jusque dans ses formats ces deux objectifs différents. Il existe à la fois en version vinyle – un monstre multi-faces de trois galettes où chaque titre est une œuvre à part entière, où l’attention de l’auditeur est réclamée à chaque instant – et en version CD où les chansons sont mixées, dans un ordre différent, conférant à l’ensemble une unité où, si notre attention diminue parfois, on finit toujours par retrouver un thème, un gimmick qu’on croit avoir déjà entendu, et où l’on perd tous nos repères (les mots « Put your lips » par exemple résonnent dès I’m Counting et se poursuivent encore plus distinctement dans Samma). Mais il ne s’agit bien sûr pas d’une simple dichotomie un peu facile où il y aurait d’un côté le vinyle sérieux et de l’autre le CD malicieux. Non ces deux pôles, on les retrouve dans la musique même qui est à la fois particulièrement exigeante et élitiste, tout en orchestrant avec une certaine jouissance les moments de lâché prise complet. Le tout bien sûr, en essayant de perdre au maximum l’auditeur, en essayant de lui montrer que les pôles, au fond, il s’en fout.
Le paradoxe des tracks de Villabolos, c’est qu’il s’y passe à la fois toujours quelque-chose et qu’en même temps, à la fin, il ne s’y passe rien. Les titres ouvrent des portes, mais ne s’y engouffrent volontairement jamais. Néanmoins, Dependent and Happy n’est pas pour autant une allégorie de ces gens qui ont envie de changer de vie, de tout plaquer mais qui, au dernier moment, ne trouvent jamais le courage de franchir le cap. Non il s’agit plus d’un jeu entre l’auteur et l’auditeur : Ricardo Villabolos nous pousse dans des fossés successifs, mais à chaque fois que l’on croit tomber, il nous rattrape in extremis. Il joue avec nos émotions et nos perceptions, le tout sans faire de sortie de route. Car l’objectif n’est pas d’étendre la house et de l’ouvrir à de nouveaux horizons, mais au contraire de travailler en son sein.
Musicalement, tout ça se traduit par une rythmique house qui reste continue dans le temps, des mélodies soit inexistantes, soit qui prennent beaucoup de temps pour apparaitre et des dizaines et des dizaines de dérapages qui sont en réalité contrôlés. L’apparition d’un nouveau son, une succession de notes ou encore l’intrusion de sons de klaxons (Ferenc), tout ce qui semble constituer la création d’une chanson dans la chanson (le magma sonore au début de Tu Actitud), ou le signe que cette fois l’on va prendre une autre route, sont inexorablement tués avant d’arriver à maturité. C’est comme si, dans un film, on vous laissait croire qu’il y allait avoir un retournement de situation alors qu’au final tout resterait brillamment pareil (je ne me lance pas dans une comparaison avec Lost, mais vous voyez l’idée). Ricardo Villalobos pose son style et son rythme et, après avoir assuré la cohérence et la stabilité de son univers, il peut y broder ce que bon lui chante. Il pourrait aussi bien partir dans le kitsch et le ringard qu’on ne s’en offusquerait pas. Un cheval qui hennie dans une chanson électro, c’est à priori ridicule (demandez aux Chemical Brothers), mais chez Villalobos ce ne serait même pas incongru. Non rien ici ne peut-être incongru. Parfois on écoute des voix avec une musique en arrière-fond, parfois c’est l’inverse. Et même quand le morceau évolue (Zuipox), en fait il n’évolue pas ; il se nourrit juste de lui-même. Parfois on se demande quand même si la rythmique house ne va pas se briser et être remplacée par un métronome prenant la forme de la répétition d’un mantra (Put your lips).
Du coup, il y a tellement de détails de la vie qui habitent les titres de Dependent and Happy – des détails musicaux ou non, des bruits de fonds, des bruits de la rue – que l’album finit par regarder du côté de Brian Eno et de l’ambiant, partant de l’idée que tout est musique, que tout forme un tout et qu’un disque n’est pas fait pour être écouté dans le silence, mais bien au milieu du monde. Du coup Ricardo Villalobos laisse le monde entrer dans sa micro-house, faisant ainsi d’un projet presque minimal dans sa structure, quelque-chose d’excessivement rempli au niveau du fond. Tous les sons pourraient (et à la fois ne pourraient pas) faire partie de ce nouvel album. Des oiseaux chantent sur Tu Actitud, des criquets et animaux braillent sur Zuipox, des voix ressortent des chansons, glissent derrière, s’oublient dedans, reviennent sur le devant ; il ne s’agit pas de chant bien sûr, ni même de spoken word ou de samples tirés d’un documentaire, non ce sont juste des voix comme celles qu’on entendrait à la terrasse d’un café et dont le sens ne nous apparaitrait qu’au moment d’un blanc dans la conversation avec la fille qu’on essaye de draguer.
Tout Dependent and Happy fonctionne sur des oppositions : d’un côté il s’agit d’un album chaotique qui part dans tous les sens et de l’autre il reste néanmoins un disque qui ne sort jamais de ses rails. Un coup l’on repense à ce jeu sur la perception et la répétition, mais à un autre moment on se refocalise sur les fausses ruptures de ton. Tout ça mettant en place le contraste final, celui d’être à la fois face à un album travaillé jusqu’au boutisme, et en même temps d’être face à un disque brinqueballant, monté au gré des envies et où chaque chanson pourrait s’arrêter d’une seconde à l’autre, juste parce que l’auteur en a décidé ainsi.
Perfectionniste et esthète de la recherche sonore, Ricardo Villalobos a évidemment tendance à condamner le recours à des logiciels comme Ableton où le cadre est tout à fait bordé. Pourtant à force de tout vouloir maitriser, il recrée lui aussi un système de deshumanisation qui le rapproche finalement de ce qu’il réprouve. Par exemple, indépendamment du rendu musical, Robert Henke et son Monolake entièrement réalisé sous Ableton Live ne sont pas si différents de lui en matière de quête absolue de l’agencement parfait des sons. Mais là où le second croit avant tout que c’est l’humain qui fait la différence, Ricardo Villalobos aurait plutôt tendance à croire que ce sont les techniques et le dépassement de celles-ci qui lui permettront d’atteindre ses objectifs. C’est louable, mais au final, n’est-ce pas le compositeur plus que le technicien qu’on aime ici ? A mes yeux, Ricardo Villabolos est à la fois un garçon d’une ambition folle qui ne se contentera jamais du son qu’il a réussi à produire et en même temps un gamin timide qui n’a aucune confiance dans ses capacités de compositeurs. Alors que la vérité, nous la connaissons bien, Ricardo Villabolos pourrait ne bosser que sur Ableton, il n’en sortirait pas moins un album brillant.
>> Références
Ricardo Villalobos: Sound brotherhood sur Resident Advisor