On a du mal à critiquer ses amis les plus chers. J’en vois déjà, qui ne découvriront Yo La Tengo qu’avec Fade, qui ne comprendront pas ce concert de louanges autour d’eux. Ils auront raison de se questionner. Au demeurant, Fade n’a rien d’exceptionnel, et pourtant les amateurs bien rôdés d’indie-rock vont l’aimer à en crever. Ce n’est pas la question d’être un vieux con, de privilégier forcément ses amours de jeunesse aux nouveautés d’aujourd’hui. C’est simplement qu’avec les années, Yo La Tengo a su créer un lien extrêmement fort avec son public. J’en suis témoin et acteur : Yo la tengo est et restera pour moi un groupe à part, que je ne pourrai jamais appréhender comme les autres. Avec eux, je ne pourrai pas jouer la carte de la petite concurrence, c’est mieux que machin et moins bien que bidule, ça vaut le coup ou ça vaut pas le coup. Un disque de Yo La Tengo, c’est nécessairement une histoire intime entre eux et moi, mis en perspective, éventuellement, avec la grande histoire du rock. Ça ne peut pas être moins que ça.
Il y a plusieurs choses à prendre en compte pour comprendre cette connivence affective. Il y a d’abord la constance du projet Yo La Tengo. Articulé autour du couple Ira Kaplan et Giorgia Hubley et accompagné du bon copain James McNew, ils n’ont jamais connu de passage à vide, de conflit ouvert ou de changement profond depuis le début des années 90 ; ils sortent systématiquement un album tous les deux-trois ans et il n’y en a pas un seul dans le lot qui soit dénué d’intérêt. Il y a ensuite leur posture et leur image : ils sont bonhommes, gentils, marrants, des antistars jamais à court de chaleur humaine et de bonnes blagues. Ils n’appréhendent leur carrière qu’avec simplicité : ils évoluent, oui, expérimentent parfois, mais uniquement pour s’amuser, et le reste du temps ils veulent juste se faire plaisir et faire plaisir aux gens. Il y a enfin leur place dans l’histoire du rock et leur position d’éternel outsider. Ils étaient au départ, entre 86 et 92, l’avenir du folk-rock et de l’americana, postulant pour des places qu’ont occupées depuis Jeff Tweedy (Uncle Tupelo et Wilco) ou Neutral Milk Hotel. Puis ils sont devenus des promoteurs de la noisy-pop et du shoegaze en petits frères sympas de Sonic Youth ou My Bloody Valentine. Ce n’est qu’ensuite qu’ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui : des gardiens de musées dynamiques, des curateurs formidables. C’est bien simple, Yo La Tengo est la mémoire vivante de l’indie-rock, les seuls gars qui à chaque disque te racontent les vingt ans, trente ans voire même cinquante ans qui viennent de s’écouler.
Pour toutes ces raisons, Yo La Tengo est intouchable. Quand leur nouveau disque sort, c’est tout ça qui resurgit, toute cette histoire, toute cette fraîcheur éternelle, toute cette humanité. On ne peut pas écouter leur album au même titre qu’une bande de petits cons qui voudrait tout réinventer à partir de rien. Fade est un disque de Yo La Tengo, un vrai, et peut-être le plus beau depuis And Then Nothing Turned Itself Inside Out en 2000. C’est à dire qu’on y retrouve des mélodies sautillantes et des belles à pleurer, des guitares dans tous les sens, des morceaux aux structures erratiques, des égarements marrants et des méditations inouïes. Et tout ça avec la pêche de cinquantenaires qui s’éclatent et qui en ont assez vus pour se prendre trop au sérieux.
Par rapport à Popular Songs (2009) et I’m Not Afraid of You and I Will Beat Your Ass (2006), Fade est moins propre, moins carré et aussi moins exhaustif. Il ressemble moins à ces visites guidées savamment pensées et exécutées qui cachaient peut-être aussi une forme d’essoufflement. Il y a par exemple dans Fade des titres comme “Paddle Forward” ou “Stupid Things” qui renvoient directement à l’époque très mouvementée Painful (1993) / Electr-o-Pura (1995), quand d’autres (“Is That Enough”, “Two Trains”) évoquent plus la splendide mélancolie explorée sur la fin des années 90 et le début des années 2000 – soit une pop parlée plus que chanté et un psychédélisme quasi neurasthénique. Mais il n’y a pas en même temps de retour aux sources : dans la continuité de ses prédécesseurs, Fade possède une dimension sixties dont on ne trouve aucune trace dans les vieux dossiers du groupe. Idem pour les arrangements de cordes et les groove soft-jazz qui parsèment leurs derniers albums et qui sont encore ici de la partie.
Fade est à mon avis le plus beau disque de Yo La Tengo depuis longtemps : j’explique ce sentiment par sa fragilité et sa spontanéité. Celui-ci, au contraire des précédents, n’est pas un disque de références, où chaque chanson renvoie à d’autres, où chaque composition est un exercice de style. La vision est moins panoramique et plus personnelle : Yo La Tengo parle de Yo La Tengo, avec évidemment pudeur et second degré. Et ça crée une atmosphère de confidence, d’émotion qui affleure un peu partout et qui touche au cœur sans passer la tête.
Je vous l’avoue, Yo La Tengo est le groupe que j’ai le plus écouté dans ma vie. Je me remets aujourd’hui à faire le tour de leur discographie, plusieurs années après n’y avoir pas touché. C’est parallèle : Yo La Tengo parle de son parcours, je me refais le mien. Les souvenirs reviennent, les impressions anciennes ressurgissent. À partir de là, tout ce que je peux dire sur ce disque ne peut que se mêler à ce que j’ai pu vivre et ressentir. Vous comprenez, alors, pourquoi ce disque laisse planer autant d’amour et de mystère : c’est une boîte à secrets que par décence je ne vais pas ouvrir devant vous. Et nombreux sont ceux à vivre Fade comme moi.