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Alpine Decline, “Night Of The Long Knives”

Un texte à 4 mains par Dom Tr et Benjamin Fogel

Par Collectif, le 12-02-2013
Musique

Alpine Decline est un duo difficile à appréhender, aux contours flous et à l’identité incertaine. Rien d’étonnant à ce que le couple ait quitté la Californie pour s’installer en Chine. Un espace indéterminé pour une large partie de la population mondiale ; où la notion de géographie se heurte à l’absence totale d’informations reçues de certaines régions reculées. Un territoire gigantesque à la consistance inconnue si ce n’est par bribes, ici et là, lorsqu’apparaît un groupement urbain hyperactif rassemblant aisément quelques millions d’âmes au milieu de nul part. A l’instar de la musique du duo. Égarés au milieu de ce désert musical d’abord inamical, Pauline et Jonathan ont fait le choix de poser leur matériel là où il se trouvait pour commencer à bâtir leur monde à eux. Autour, une étendue musicale à perte de vue. Alors le duo a décidé d’habiller un peu l’environnement rock shoegaze de grappes de sons pop qui émergent sans qu’on s’y attende ; entre la magie et l’illusion.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’une volonté de surprendre l’auditeur ou d’un tour de passe-passe qui consisterait à placer ici ou là une mélodie pop afin d’adoucir son propos et de se rendre plus accessible. Ces envolés pop, on a l’impression que même le groupe ne s’y attend pas, qu’il les découvre en même temps que nous. C’est un peu comme si Alpine Decline était occupé à triturer le son, à chercher à étoffer le spectre et à ajouter des couches et qu’en déplaçant les éléments il découvrait, presque par inadvertance, un couplet ou en refrain désarmant de simplicité et d’évidence. Or c’est un groupe qui n’aime justement ni la simplicité ni l’évidence, et cette mélodie, on sent bien que justement il ne sait pas quoi en faire. Doit-elle prendre le dessus et guider la chanson (car il serait tout de même absurde de cracher sur une telle découverte) ou au contraire doit-on l’étouffer, la noyer sous les guitares pour la garder pour soi, pour que personne d’autre ne puisse en profiter en toute simplicité ? Il n’y a pas de bonne réponse, et le duo semble toujours hésiter entre ces deux voies.

La seule certitude est celle d’avoir su dénicher au sein de cet espace surchargé des trous d’air où cette voix spectrale, à la diction parfois perdue dans ses propres effets, peut envoyer ses signaux de détresse. En direction de l’auditeur qui n’aura d’autres solutions que de chercher à en comprendre le sens, avant d’abandonner devant l’évident mystère qui entoure chacun des bouts de phrases balancés. Comme déconnectés les uns des autres. A l’image des propos véhiculés, véritables délires qui laissent enfin apercevoir le monde qui entoure Alpine Decline pour ce qu’il est : un voyage dans l’irréel, sans une once de réalité ou de constance. Aussi, le groupe s’amuse de cette irrégularité, fait alterner les mélodies catchys portés par des rythmes rock nerveux et classes (Drunk On Crystal Fire) et les mouvements de grande amplitude, très lents et lourds, les deux pieds enfoncés dans la matière sonore. Ou la tête dans les nuages de brume (Levitate).

De culture américaine, exilé en Chine et signé sur le label français Laitdbac, le duo Alpine Decline cherche à se mettre volontairement dans des situations qui vont bousculer ses habitudes et chambouler ses repères. Cet aspect brumeux et toujours sur le fil vient de là aussi. Le groupe hésite en permanence entre faire preuve de curiosité, se laisser porter par de nouvelles expériences (ce passage quasi ambient effrayant, sans une once de rythmique, sur The Terror Of High Ceilings), et s’assurer de ne pas devenir quelqu’un d’autre, de ne pas perdre son identité lors du voyage (Sleeping Gas). Il y a une nécessité chez Alpine Decline d’être en phase avec son environnement et d’interagir avec lui. L’idée que chaque disque doit porter en lui l’émulation de la zone géographique où évolue le groupe est très forte. Elle ne se traduit jamais par des influences musicales directes, mais toujours par un état d’esprit. A ce titre, il n’y a donc pas de rupture directe avec Disappearance. Le précédent disque d’Alpine Decline était une réaction spontanée à  un nouvel environnement : le duo venait de poser les pieds en Chine et se servait de la musique comme seul moyen de défense face à l’inconnu. Night Of The Long Knives, lui, est un album d’appropriation, et de ce fait il semble, tout en conservant les mêmes appuis, à la fois plus serein et plus aventureux.

Un nouveau départ où l’on solde toutes les affaires d’un côté pour commencer un nouveau chapitre ailleurs. Ce besoin de tout effacer pour s’enfuir très loin, s’enfermer dans sa bulle et s’enfoncer dans ses propres nouvelles expériences à taille humaine. Un paradoxe lorsque l’on cherche l’isolement dans un des coins les plus dynamiques du monde moderne. Pour appuyer ce changement et s’intégrer encore davantage à ce nouvel environnement, le duo s’est entouré de Yang Hai Song, producteur et ingénieur du son chinois. Un vétéran de la scène post punk/rock de Pékin, fondateur du groupe emblématique P.K. 14 depuis la fin des années 90 et bien placé pour introduire le duo à la réalité musicale de la capitale chinoise. La vie semble plus réelle et grisante encore en Chine, plus proche de la difficulté du quotidien, la musique d’Alpine Decline n’en devient que plus éthérée et plus impactante. Allant même jusqu’à oublier l’artifice du chant, se dépouiller au maximum. A l’image de Industrial/Domestic qui pourrait être le témoignage du Jour 1 de la nouvelle vie du duo, à peine descendus de l’avion, déjà plongé dans la musique-fiction :

“Shortly after we landed we began to pay close attention to our vital signs, scrutinizing the changes in our diet, exercising obsessively. Pillars of hot wind slammed our bodies and rubbed sand in our teeth and gums. All around us were the skeletons of buildings in a state of abandoned construction or abandon destruction, their bare cement stained thick gray from the pollution. The earth chewed up along the unfinished edges of the roads, which werethemselves wide and ran all the way to the horizons in either direction.”

De là à considérer ce témoignage comme le carnet de bord d’une arrivée en territoire hostile, sur fond d’un groove entraînant, il n’y a qu’un pas. La voix perdue dans les reverb et delays, comme un témoignage radio dont les ondes se distordraient au fur et à mesure de la distance parcourue, depuis le point d’origine jusqu’aux oreilles attentives, en Occident et ailleurs. Une réussite totale, pleine de classe et de retenue, habilement taillée. Un symbole du nouveau pas franchi par le duo sur Night Of The Long Knives. Non contents de poursuivre le parcours que le couple semble se frayer aujourd’hui avec aisance au milieu de ce rock éthéré si particulier, les voila qui testent et avancent d’autres options, densifient leurs compositions par endroits tout en entretenant cette impression de plonger en milieu marécageux. Mais là où Disappearance semblait être un nuage d’ondes contenues tant que bien que mal dans un format plus ou moins défini, son successeur est un fleuve qui tranquillement remplit le lit qu’il occupe de manière fluide et naturelle, dans un mouvement à la pureté exemplaire.

Alpine Decline se cache donc dans la foule, comme il cache ses mélodies dans le bruit. Pourtant il ne s’agit pas d’une recherche de l’anonymat et de disparaître en se fondant complètement dans un univers qui absorbe tout ce qui passe. Le groupe fait alors un parallèle intéressant entre sa manière de vivre et sa manière de composer. La recherche du succès, la volonté de sortir du lot, le besoin d’appartenir à une “scène”, l’objectif de faire mieux que les autres, tout cela semble être devenu tellement banal pour les artistes de leur génération que le couple d’Alpine Decline a besoin d’expérimenter une nouvelle manière de vivre sa vie de musicien. Et cette conception, c’est elle qui mène également leurs mélodies, qui les obligent à ne jamais se montrer trop prétentieuses ou hautaines, qui leur dit de se planquer sous les décibels, de se mêler au bruit pour ne pas trop attirer l’attention, pour ne jamais être indécentes, pour ne jamais être trop sûres d’elle en public. Le rapport au bruit s’avère ainsi très différent que chez un groupe comme A Place To Bury Strangers : il ne s’agit pas d’un amour incommensurable pour les architectures sonores. Non, celles-ci sont un prétexte. Elles servent purement de cachettes. Ce sont des murs dressé pour y loger des mélodies, et non par passion pour le son. Alpine Decline n’étudie pas le bruit, il s’en sert comme d’un brouilleur, comme un truc qui lui permettra de conserver son intimité tout en recréant cette zone à la fois réelle et surréaliste qui compose leur réalité.

Avec ces quatre disques publiés en presque trois ans, l’évidence du projet à deux nommé Alpine Decline aura permis à Jonathan et Pauline de faire évoluer leur musique de manière exemplaire. Une collaboration tellement naturelle, aux dires des deux protagonistes, que chaque mouvement est frappé du sceau de l’évidence. Night Of The Long Knives est certainement l’aboutissement d’une première étape cruciale d’affirmation de soi. Aujourd’hui le duo s’est construit une identité musicale forte, composite, où chaque élément est accroché aux autres sans artifices. Simplement l’action de la composition qui ouvre des champs d’exploration large. Ce nouveau LP plaide pour une ouverture maîtrisée de la musique d’Alpine Decline et montre à quel point il est possible d’aligner des envies opposées lorsqu’on sait les faire cohabiter en paix. Au-delà même du son pur, c’est l’évidence d’un univers estampillé Alpine Decline qui nous saute au visage. Une musique qui a exactement compris ce qu’elle devait aller chercher dans l’épique quand il le faut, conserver ce côté garage dégueulasse, l’expérience sonore en guise de toile de fond, tout en conservant ses points clés d’entrée pop et une puissance rock brute, chargée de couches de guitares distordues et de toms qui grondent comme le tonnerre.

L’univers d’Alpine Decline a pris en maturité et complexité ; et semble enfler à chaque nouveau disque. Il est aujourd’hui un horizon vers lequel nous pouvons nous tourner avec curiosité, une ligne au loin vers laquelle il semble plus que jamais vital de se diriger ventre à terre, en courant aussi vite que vos jambes peuvent vous porter. Afin de retrouver là-bas, loin derrière la montagne de sons et de bruits, Pauline et Jonathan, dans leur bulle, affairés à ne pas prêter une once d’attention au monde autour. Tranquillement, se trouver un endroit confortable et s’installer là, pour les regarder sans cligner des yeux jongler avec ces morceaux de musique-fiction en suspension. Ne plus détourner les yeux pour les voir tous les deux mélanger ce qui les a mené à Alpine Decline et ce qu’ils ont décidé d’en faire : un livre dont le chapitre ne se termine jamais réellement mais ne fait que prendre des pauses, pour, après la prochaine virgule, revenir plus singulier et plus percutant encore.

https://www.youtube.com/watch?v=iY3HYN4Z34g