Jusqu’à “Isalo Waterfall”, la musique de Cankun était empêtrée à mes yeux dans un incroyable paradoxe : totalement séduisante sur le papier et dans ses premières expressions, mais jamais complètement convaincante une fois la surprise des premières minutes passée. Une véritable source de frustration tant j’aurais voulu reconnaître toute sa singularité, sa fraîcheur et l’énergie qu’elle dégageait. Faire partie du concert de louanges et colporter ainsi la bonne parole. D’autant que le projet avait tout pour devenir quelque chose de beau et d’abouti : l’attention d’un certain type de public, le soutien de tout un tas de gens, à commencer par les médias spécialisés, et un univers propre qui semblait résister aux mois qui passent de belle manière. Mais jamais ce constat ne dépassait ce stade pour entrer dans le seul et unique univers musical, celui qui compte in fine.
Cankun est un projet qui vient de loin et dont le temps de maturation est plus long que pour d’autres. Le signe sûrement qu’il contient une autre forme de vérité musicale compliquée à établir mais pour laquelle il semble essentielle d’être patient, curieux et d’attendre le bon moment pour ne plus rien retenir et décharger tout ce que l’on peut sur le morceau ou le disque qui en vaudra réellement la peine. Ce disque, c’est “Culture Of Pink”, sans l’ombre d’un doute. Deux ans après, Cankun reforme ainsi l’équipe derrière “Ethiopian Dreams” en 2011, l’une des cassettes qui avait officiellement lancé le projet, pour porter ce que je reconnais moi comme étant sa réalisation la plus importante à ce jour, à tous les niveaux, celle sur laquelle il semblait essentiel de ne pas se planter pour sereinement passer à l’étape suivante.
S’il ne s’agit pas d’un virage à proprement parler, parce que l’on retrouve dans “Culture Of Pink” tous les éléments qui ont fait de Cankun ce qu’il est, il est évident que le musicien français s’est attaché à approfondir chaque élément, à aller plus loin et ne plus simplement rester à la surface des choses. Le recul offert par la poignée de cassettes et de morceaux sortis à ce jour ainsi qu’un bon nombre de lives réalisés en deux ans n’y sont pas tout à fait étranger. Aujourd’hui, la musique de Cankun est plus puissante, plus évocatrice, plus envoûtante qu’elle ne l’a jamais été. Une chance, le LP coïncide avec la spectaculaire montée en puissance de HITD ces derniers mois pour un combo puissant qui aura sûrement permis à “Culture Of Pink” d’être ce disque vinyle abouti sur la forme et sur le fond.
Bien évidemment, l’auditeur évolue en permanence dans cet univers un peu simplement étiqueté “tropical” où les guitares et les grooves de Cankun servent de points de repères évidents. Des jalons importants tant le Français a su s’éloigner des ritournelles un peu creuses et des productions qui tournaient en rond, qui commençaient puis se terminaient maladroitement, pour produire avec davantage de finesse et d’attention du détail à ce qu’un morceau pouvait proposer. Car le potentiel a toujours été là. Auparavant à imaginer, aujourd’hui, il nous saute aux oreilles. A l’image d’ ‘Acinom’, ce délicat petit jeu entre les cordes noyées dans un environnement ambient, cette rythmique imperturbable et les erzatz de voix éthérées. Plus rien ne semble se raccrocher à un schéma prédéfini un peu trop voyant mais évolue comme porté par un souffle de vie réel, à la limite de l’aléatoire, pour un degré d’immersion littéralement démultiplié.
Mais Cankun s’est surtout autorisé à aller plus loin encore que les territoires explorés dans tous les sens auparavant; à l’instar de ce qu’il avait pu proposer le temps de ‘Jugular Rhythms’ sur “Isalo Waterfall”. Une décision cruciale qui ouvre “Culture Of Pink” et le transpose dans une série d’univers connexes auparavant effleurés par Cankun mais jamais réellement abordés avec toute la résolution nécessaire. C’est désormais chose faite et l’auditeur s’aperçoit alors bien vite que l’esprit qui porte la musique de Cankun dépasse bien évidemment toutes les considérations d’étiquettes pour aller s’incarner dans une série d’exercices plus bâtards, capables de faire fusionner un ensemble de réalités sonores pour donner naissance à des hybrides qui portent en eux la marque du musicien français. ‘Mecahnics’ ‘l’illustre en partie : 5 minutes où l’on retrouve les ambiances exotiques que Cankun affectionnent plongées dans ces amonts de bruits qui ouvrent le morceau et lui donne un aspect différent, comme conjuguant le futuriste et l’antédiluvien dans un seul et même geste. L’ensemble toujours porté par les loops de guitare claire et rayonnante, une marque de fabrique. Plus loin, ‘Why Do You Laugh’ avance sur des chemins pas tout à fait éloignés, où l’expérience sonore prend tout son sens. Chaque élément devient vecteur d’un groove hypnotique, à commencer par cette voix traînante qui hante la composition, une superbe trouvaille en forme d’hommage dub, une nouvelle fenêtre ouverte par Cankun.
Et puis il y a ‘Science Can Help You’, cette grande réussite, le véritable accomplissement de “Culture Of Pink”. Dans une trajectoire de musicien, on tombe souvent nez à nez avec une réalisation hors-norme, qui défit toutes les règles que l’artiste s’était lui-même imposées, qu’il avait pris la peine de rassembler en un petit tas, puis un réel château-fort à la finesse et la réalisation exemplaire qui devait, au final, voler en éclat pour réellement avancer, aller voir ailleurs. ‘Science Can Help You’ est, à mes yeux, l’acte de libération de la musique de Cankun. Jamais n’a-t-elle était aussi forte, aussi riche, aussi intriguante et porteuse d’un nombre infini d’idées et de symboles. D’abord accueilli par cette rythmique imperturbable qui n’aurait pas à pâlir sur un dancefloor pour faire bouger les plus mystiques d’entre nous, l’auditeur est noyé dans un monceau de couches sonores d’où se dégage une mélodie simple mais percutante, véritable hymne à la toute beauté de l’approche de Cankun. Brusquement, le morceau se mue, évolue, réfrène ses ardeurs pour emporter l’auditeur dans des interstices et des espaces plus incertains, où rien ne semble jamais réellement en place, l’intrigue ayant balayé l’absence total de doute d’auparavant, soutenue par le saxophone du montréalais Francesco de Gallo (a.k.a. Hobo Cubes). Mais l’ambiance prend alors encore en intensité et il ne semble pas possible de deviner ce vers quoi le musicien nous dirige. Comblé d’avoir enfin été le spectateur de ce que l’on imaginait depuis deux ans, l’auditeur reste marqué par cet instant en suspension où “Culture Of Pink” a dévoilé ce qu’il contient de plus beau, de plus abouti.
En se posant les bonnes questions tout en travaillant à singulariser sa musique, évidemment “Culture Of Pink” est un album dans lequel Cankun est parvenu à projeter beaucoup de lui-même, alors qu’on commençait à douter un peu de la possibilité réelle de ne jamais entendre ça sur la totalité d’un disque. Mieux, il rend d’emblée ringard et enfantin tout un pan de la musique électronique qui surfait ces dernières années sur ce phénomène tropical/drone sans jamais réellement parvenir à simplement composer au lieu de bidouiller. Cankun s’est affranchi de tout ça pour travailler les détails, manipuler son approche avec plus de soin pour en révéler le potentiel intrinsèque.
Le voila enfin, ce grand voyage mystique et ésotérique, débarrassé des délires infondés d’auditeurs embrouillés par des mirages auditifs. Plus rien ne pourra arrêter nos esprits sur le chemin de l’immersion totale dans l’univers de Cankun. Lui qui vient d’ouvrir encore davantage sa porte pour nous laisser entrevoir ce qu’il n’avait pas encore dévoilé et dont on ne pourra plus jamais se défaire. Après avoir goûté aux mets les plus fins, c’est la fuite en avant, vers toujours plus de saveurs, de textures, d’odeurs et d’expériences sensorielles. Un voyage vers la perfection qui ne prend heureusement jamais fin.