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ELEFANTE BLANCO : nombrils dans la ville

Sortie le 20 février 2013 - durée : 1h45min

Par Thomas Messias, le 21-02-2013
Cinéma et Séries

Attendu comme le Messie, le dernier Pablo Trapero (Carancho) est une déception à la hauteur de son ambition initiale. Le budget relativement confortable alloué au cinéaste semble avoir eu des répercussions plutôt négatives sur son travail, comme si la relative absence de contraintes l’avait cette fois empêché de se dépasser. Tout comme ses personnages, Trapero semble se noyer dans cette ville éléphantesque sans jamais parvenir à savoir s’il est réellement à sa place ou s’il n’aurait pas mieux fait d’aller se rendre utile ailleurs. Désormais à la tête d’une prestigieuse écurie de réalisateurs-scénaristes ne cessant de donner le meilleur sur des projets communs — Alejandro Fadel, Martín Mauregui, Santiago Mitre… —, le Porteño a sans doute voulu frapper un grand coup et confirmer son statut désormais discuté de leader du nouveau cinéma argentin. Elefante blanco sonne comme une tentative ni assez assumée ni assez coup de poing, finissant par donner au spectateur l’impression d’avoir le cul entre mille chaises. La raison ? Un désir ardent de mener de front un film-choc et un récit plus intime, de faire vivre la petite histoire au cœur de la grande, de mêler le romantique, le spirituel et le politique dans une gigantesque spirale tragique. C’est sans doute trop pour un seul film et un seul homme, et même l’apport incontestable des trois co-auteurs cités plus haut se révèle largement insuffisant.

S’installant dans le Bidonville de la Vierge, au coeur du quartier très chaud de Ciudad Oculta, Trapero nous fait épouser le point de vue de Nicolas, jeune prêtre arrivé là après une expérience traumatisante en Amazonie. Le regard immaculé qu’il pose sur cet univers se superpose au nôtre dans une première partie en forme de gigantesque tour du propriétaire. Cette longue exposition devrait permettre de se familiariser avec l’atmosphère du bidonville, d’en repérer les lieux-clés et les personnalités importantes. Le cinéaste argentin s’y emploie à grands coups de plans-séquences : sa caméra suit assez longuement les protagonistes sur les différents trajets qui les mènent d’une occupation à l’autre, d’une détresse à la suivante. La fluidité du cadre, la cinégénie des lieux et la pesanteur de l’atmosphère devraient nous emballer ; pourtant, dès le début, l’ensemble paraît aussi vain que désincarné, tenant davantage du safari sans risques que de l’immersion tendue en milieu délétère. Responsable : l’hésitation permanente de Trapero, qui n’arrive jamais à choisir entre la maestria à la Scorsese — dont le sens de la narration et du montage auraient pu faire des merveilles — et le réalisme social à la Loach.

Cette inconfortable impression d’entre-deux se répercute dans la construction dramatique du film, qui souffre de plusieurs maux. La caractérisation des personnages, tout d’abord. Extrêmement binaire, l’opposition entre le jeune chien fou idéaliste (Jérémie Renier) et le vieux briscard désabusé (Ricardo Darín) ne fait quasiment jamais d’étincelles : un seul conflit les oppose pendant le film, mais le débat reste relativement mesuré. Une histoire d’interventionnisme qui aurait pu rester passionnante, tant d’un point de vue éthique que dogmatique, mais reste étrangement confinée dans l’œuf. L’affrontement entre les deux personnages, et donc entre les deux acteurs, n’aura donc jamais vraiment lieu. Trapero préfère les utiliser conjointement pour signifier la lassitude des hommes d’Église face à leur institution, et la future désertion qui se dessine. Touché par une maladie vraisemblablement mortelle, le père Julián (Darín) s’épuise en gesticulations et tente de voir en Nicolas (Rénier) un digne successeur ; mais ce dernier semble touché par une crise de foi, ou en tout cas par un découragement soudain, et son faible pour une assistante sociale, la jolie Luciana (Martina Gusman), ne vont guère l’aider à y voir plus clair.

L’autre souci du scénario, c’est son extrême prévisibilité. Certains enchaînements de séquences sont purement insultants. Un exemple parmi d’autres ? Confronté à un jeune habitant du bidonville qui lui parle de sa vie sexuelle, Nicolas en vient à se confier : non, il n’est pas vierge, oui, il sait à quel point le sexe peut être bon. Scène suivante : Nicolas retrouve Luciana et finit par tomber dans ses bras, cédant subitement à l’appel de la chair. Si la construction du bidonville est complexe, celle du script l’est moins, celui-ci se résumant à une succession téléphonée de dilemmes mous. Ce n’est que lorsqu’il s’éloigne de ses personnages principaux, étouffés par un traitement nombriliste, que le film trouve une dimension sociale bienvenue. Décrivant la tentative de reconstruction architecturale et idéologique du bidonville, Elefante blanco montre que les lendemains qui chantent ne sont pas qu’une simple affaire de volonté. À Ciudad Oculta, les ouvriers travaillent d’arrache-pied tout en devant lutter pour toucher leurs salaires, sous le regard d’une Luciana contrainte de jouer les intermédiaires. Penser au bien commun au lieu de se préoccuper de sa propre survie : c’est le combat de tous ces personnages, qui se demandent en permanence s’ils ne se sont pas trompés de priorités.

En outre, Elefante blanco manque d’humanité et d’émotion. Ses héros ne cessent de s’ouvrir aux autres, chacun exerçant sa vocation avec une abnégation qui n’empêche pas de douter. Mais l’admiration que leur porte Trapero ne donne rien de bon : longtemps, on le sent bien incapable de les mettre réellement en danger ou d’exploiter leurs failles. La prétendue perfection de ces silhouettes bien lisses crée une sorte de bulle transparente empêchant le spectateur d’être pris de compassion. Trapero tente alors de passer en force, par le biais d’illustrations musicales maladroites. Indice édifiant : l’utilisation du morceau Fish Beach de Michael Nyman, d’une beauté absolue mais déjà utilisé — entre autres — dans l’immense Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway. Une preuve minime mais évidente de la désorientation totale d’un réalisateur trop crispé et incapable de renouer avec le naturalisme impitoyable de son début de carrière. À l’heure où les jeunes pousses se révèlent dans les festivals du monde entier, il se produit un événement auquel on n’aurait pas imaginé assister de sitôt : l’auto-désaveu d’un Pablo Trapero déjà vieillissant, qui n’a plus rien d’un chef de file.