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« Mon amour, il ne faut pas m’enlacer ! Il ne faut pas m’embrasser ! ». La peau des bras, des jambes, se fissurait… Tout le corps se couvrait d’ampoules. Ce n’est plus votre mari qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif… (…) Des morceaux de poumons, de foie, lui sortaient pas la bouche… Il s’étouffait avec ses propres organes internes.. (…) Dans son grand uniforme, on l’a glissé dans le sac en plastique que l’on a noué… Et ce sac, on l’a placé dans un cercueil en bois… Et ce cercueil, on l’a couvert d’un autre sac en plastique et transparent. Mais épais comme une toile cirée… Et l’on a mis tout cela dans un cercueil en zinc… (…) J’ai enfanté deux semaines avant terme. Elle avait une cirrhose. Quatre heures plus tard, on m’a annoncé que ma fille était morte. »

« Qu’est-ce qu’on va faire là-bas ? » s’interroge Emmanuel Lepage à la lecture de ces lignes extraites de « La supplication – Chroniques du monde d’après l’apocalypse» de Svetlana Alexievitch, alors que son train le conduit vers Tchernobyl. Il a accepté de participer à une résidence d’artistes installée deux mois durant à quelques kilomètres de la zone interdite qui entoure la centrale nucléaire la plus connue du monde. Pour témoigner en dessin.

Il n’aura pas hésité longtemps avant d’accepter cette proposition. Enfin prendre un risque, ne pas être un témoin du monde mais s’impliquer, sentir le monde dans sa peau… Quitte à s’infliger le risque de l’irradiation ? Partager dans son corps une minuscule partie du cauchemar vécu par des centaines de milliers d’Ukrainiens et de Biélorusses, touchés de plein fouet par l’air mortel recraché par l’explosion du 26 avril 1986 ?

Naturellement, Emmanuel Lepage angoisse, tout comme ses proches. Se confronter à la peur invisible, l’esprit envahi par les images télévisées de l’accident, la trajectoire du nuage radioactif à travers l’Europe (et son arrêt subit au-dessus du Rhin, puisque c’est bien connu, le nuage disparut à la vue de la frontière française, préférant contourner notre pays à la vue de la redoutable ligne Maginot et celle de l’imperturbable certitude d’Alain Madelin face à l’absence supposée de danger…). Les images des « liquidateurs » également, ces hommes en tenue anti-radiation, des hommes sans visages envoyés à une mort certaine pour contenir l’incendie de la centrale.

Le cerveau du dessinateur parvient à tenir ces angoisses à distance mais son corps les prend de plein fouet : une soudaine douleur à la main l’empêche de tenir un crayon, à quelques semaines du départ… Dessiner le fait souffrir mais il refuse de jeter l’éponge.

Fin avril à Tchernobyl. Emmanuel Lepage arrive sur place après ce long voyage en train, moyen idéal de prendre lentement la mesure de ce qui l’attend. Sous des ciels lourds, sombres et poisseux, que ne déchire aucun rayon de soleil, la zone interdite lui apparaît ainsi qu’à ses compagnons dans sa sordide réalité : paysages industriels abandonnés, usines en friche, climat de désolation générale où l’absence de présence humaine alourdit le silence, seule bande-son imaginable face à ces images. Quelque part en Ukraine, l’Apocalypse a son pavillon-témoin…

Une poignée de minutes hors du véhicule, pas plus, les voies respiratoires recouvertes d’un masque de protection, pour commencer à dessiner les lieux, le mouvement du crayon rythmé par les crépitements du dosimètre. Ne pas s’exposer trop longtemps aux radiations… Dans ce contexte, Emmanuel Lepage dessine vite, les mains gantées, oubliant ses douleurs articulaires marginalisées par la permanence du danger. Quelques minutes pour couvrir la feuille de nuances de noir et de gris, puis courir se réfugier dans la camionnette… Et quitter les lieux.

A l’extérieur de la zone, toute l’équipe rejoint le lieu de sa résidence, un village occupé par « ceux qui étaient viscéralement attachés à leur terre, à leur maison, ceux qui n’avaient nulle part où aller ». Emmanuel Lepage partage alors le quotidien de ces résistants, conscients du danger, se jouant de lui tel Viktor, ancien liquidateur qui rapporte des matières premières de la zone afin de survivre grâce au fruit de leur vente. Tels des dresseurs enfermés dans une cage de fauves, ces Ukrainiens bravent la menace, prenant le risque constant que les crocs du cancer broient un jour leurs organes sans cesse exposés aux radiations.

Au Tchernobyl sombre et désert de la première partie du récit succède le Tchernobyl empli de la vie de ses habitants, permettant à Emmanuel Lepage de laisser ses pages s’envahir petit à petit de rires, de moments de partage, d’humanité… Et de couleurs. Car lors de leurs nouveaux déplacements dans la campagne irradiée, le dessinateur et ses compagnons se laissent prendre au piège de ce printemps ukrainien, où la nature reprend ses droits en balayant la noirceur de l’hiver nucléaire. En pensant témoigner de l’horreur, il se voit submergé par la sensation troublante de « l’éclatante beauté des lieux » : la vie reprend ses droits, comme pour faire suite à une période de deuil. Cherchant la tragédie de cette région dévastée, il ne voit plus que la vie qui fleurit sur le fumier, le cadavre de la catastrophe qui donne naissance à une belle plante, une plante carnivore certes, sublime piège à mouches imprudentes. D’une troublante sincérité face à ce qu’il observe et ressent, Emmanuel Lepage assume la subjectivité de son témoignage et ne censure pas l’ambivalence de son constat : la permanente présence de la mort intensifie les sens et les sentiments, et l’urgence de la vie et l’éclosion de ce printemps accordent à Tchernobyl une beauté presque inadmissible.

Emmanuel Lepage imaginait certainement témoigner en noir et blanc du début à la fin de son travail. Mais à l’heure du bilan de ce voyage au coeur de l’horreur nucléaire, il n’aura été finalement irradié que par la vie et les rires des gamins de Tchernobyl.