EL PREMIO : sur la plage, abandonnées
Sortie le 27 mars 2013 - durée : 1h38min
Les enfants qui ont vécu la dictature argentine, avec plus ou moins de conscience de ce qui se tramait alors, sont aujourd’hui des adultes. Quadragénaires ou quinquagénaires, beaucoup se retournent vers un passé dont ils tentent de colmater les brèches, lesquelles correspondent à ce que leurs parents ne leur ont pas raconté à l’époque. Des mensonges par omission qui s’avéraient nécessaires pour protéger l’enfance et l’innocence des jeunes argentins, mais qui fait parfois défaut aux grandes personnes qu’ils sont devenus aujourd’hui. C’est exactement le cas de Paula Markovitch, scénariste et cinéaste qui a fait sa vie au Mexique depuis l’âge de 8 ans, après avoir fui Buenos Aires avec sa famille. El Premio s’empare de ses souvenirs d’enfance et des brèches qui les composent pour restituer une vision de la dictature à hauteur d’enfant. Comme dans le réussi Kamchatka, il s’agit pour la réalisatrice de s’interroger sur ce que les jeunes peuvent retenir ou occulter des événements tragiques qui se déroulent non loin d’eux, mais également de rendre un hommage certain à des parents qui lui ont probablement sauvé la vie. Cousin moins putassier de La vie est belle de Benigni, le film de Marcelo Piñeyro se présentait comme une fable tragique, portrait doux et presque ludique qui ne laissait pas de côté l’issue tragique de certains de ses personnages. Le premier film de Markovitch, lui, agit davantage comme un drame intimiste et sensoriel qui entend présenter la menace militaire de façon très symbolique.
Pour sûr, El Premio n’a rien d’un manuel d’histoire argentine pour les nuls. Dates, événements, noms propres resteront constamment hors champs, laissant le spectateur dans la position de la jeune héroïne du film. Vivant seule avec sa mère au bord de la mer dans une maison en forme de champ de bataille magnifique — Ours d’Or 2011 de la contribution artistique pour le décorateur à Berlin —, la jeune Ceci vit dans un dénuement teinté d’inquiétude, souffre de l’absence d’un père qu’elle espère voir revenir sous peu, mais ne se doute absolument pas de la réalité de l’époque qui l’a vue naître. La force première du film n’est pas le portrait de la gamine, pourtant jouée avec vigueur par Paula Galinelli Hertzog, mais bien celui de la mère, qui protège sa fille avec une obstination teintée de paranoïa. En vérité, Markovitch épouse si bien le point de vue de la gamine qu’elle arrive à rendre communicatif le ressenti de cette dernière : sa mère ne serait-elle pas complètement folle de la couver ainsi et d’injecter de la méfiance dans tous ses faits et gestes ? Avec du recul, on sait bien que non ; pourtant, il y a quelque chose de très déstabilisant dans la brutalité morale et physique avec laquelle cette femme esseulée tente de tenir sa fille hors de danger. Le film fait naître une réflexion sur le rôle d’un parent et la façon de mener ce rôle à bien ; la détermination de Lucía, campée par l’impressionnante Laura Agorreca, crée bien des conflits intérieurs. On sent la cinéaste incapable de crier à sa mère son amour et son admiration, pourtant bien réels, tant elle garde de son enfance un souvenir d’angoisse et de crispation.
Toujours dans ce souci de ne pas entrer de plein fouet dans le récit historique, Paula Markovitch use de moyens détournés extrêmement convaincants pour camper la menace qui rôde et ne semble pas décidée à relâcher son emprise. La fameuse maison au bord de la plage est un élément particulièrement important, métaphore presque trop parfaite de la situation des deux héroïnes. Le vent s’engouffre avec fracas dans les brèches de cette bâtisse qui semble prête à s’écrouler mais dont le cachet est pourtant indéniable, comme si Lucía était parvenue à cacher la misère autant que possible afin de donner à sa fille l’illusion d’une vie normale. Mais la fenêtre est cassée, la porte peu solide, et c’est le système D et la vigilance permanente qui empêcheront peut-être les éléments de venir détruire le point névralgique de leur existence. Ample, racée, dopée par un montage idéale, la mise en scène fait preuve de beaucoup d’attention envers les perturbations climatiques qui ne font qu’accentuer les angoisses de Ceci et Lucía. Une très belle idée justement récompensée.
Finalement, la partie du film évoquée dans le titre est peut-être la moins intéressante de l’ensemble. Fraîchement inscrite à l’école par sa mère pourtant réticente, Ceci se voit bientôt contrainte de participer à un concours un peu gênant, sous l’œil d’une maîtresse d’école consciente de la situation : de gentils militaires très prévenants — donc encore plus dangereux — invitent les élèves de chaque classe à dessiner un drapeau argentin aussi beau que possible, et à rédiger un texte évidemment élogieux sur le pouvoir en place. Pas inintéressantes, puisqu’elles placent un enfant volontairement mal informé dans la gueule d’un loup toujours sur ses gardes, ces séquences vont hélas dans le sens d’une dramatisation assez dispensable, d’autant que la réalisatrice ne va finalement pas au bout de son idée. Une fois encore, le personnage le plus fascinant ici est celui de l’institutrice, qui fait preuve d’une solidarité passive à l’égard d’un régime contre lequel elle ne peut de toute façon rien faire seule. Comme No il y a peu, El Premio montre sans la condamner une population pas forcément acquise à la cause des oppresseurs, mais qui végète sans trop d’inconfort là où la rébellion risquerait de faire du dégât. Le film insiste également sur le statut de l’homme, qui semble condamné à deux issues extrêmes : l’absence ou la soumission docile. Cette belle affaire de femmes soulève beaucoup de questions fondamentales, de celles qu’on n’aborde pas quand les enfants sont à table, mais qu’ils souhaitent aborder à leur tour lorsqu’ils sont devenus assez grands. Souhaitons que le film de Paula Markovitch ouvre plus d’un débat dans les familles d’Argentine et d’ailleurs.