Depuis le formidable Change Is Good, Change Is Good paru en 2010 ; Serafina Steer a eu l’occasion d’étendre encore son champ d’action et de nourrir sa curiosité en tant que claviériste au sein du backing band live de John Foxx (Ultravox). Le fait de côtoyer la musique électronique d’une manière technique et non seulement en tant qu’amatrice (la chanson qui ouvrait son premier album était une reprise du By This River de Brian Eno – sa seule et unique reprise, je crois) lui a permis d’étendre encore son domaine de compétence. Qui plus est, elle a pu se lier « musicalement » avec Jarvis Cocker qui n’avait pas caché son amour pour Change Is Good, Change Is Good : allant au-delà de la simple déclaration qui n’engage que des mots, Jarvis Jocker a alors souhaité faire ce qui était en son pouvoir pour aider à la reconnaissance de ce talent qu’il jugeait injustement méconnu, et produit aujourd’hui le troisième album de Serafina : The Moths Are Real.
Indépendamment de l’arrivée de Jarvis Cocker, une grande partie de l’équipe qui entoure Serafina reste la même avec notamment Capitol K et Seb Rochford, respectivement producteur et batteur sur le précédent album (on note aussi la présence de David Cunningham). Lors du premier titre (Night Before Mutiny), on a l’impression qu’elle va poursuivre sobrement (mais brillamment) le travail entamé précédemment : la harpe est toujours au service des chansons – l’instrument n’est jamais utilisé comme un argument (elle s’en moque même sur l’intro d’Alien Invasion) – et Serafina s’inscrit dans une certaine tradition anglaise en cherchant des points d’accroche entre classique, folk et pop. Les arrangements sont parfaits et l’on reconnait instantanément ce songwriting où la voix joue avec la rythmique, s’intensifie comme si la chanson s’emballait, alors qu’elle attendra justement que le ton baisse pour repartir (Lady Fortune). L’histoire et la tradition sont là, et l’on peut voir Ballad of Brick Lane comme un hommage à Leonard Cohen avec une intégration très juste (et pertinente) des cœurs et des violons.
Mais rapidement The Moths Are Real sort du rôle auquel on l’avait cantonné via l’intrusion parfaitement maitrisée d’éléments électroniques. Contrairement à une chanson comme Margoton sur Change Is Good, Change Is Good, les claviers ne prendront pas le lead, ils serviront essentiellement à dessiner des éléments en toile de fond capable de donner une densité particulière aux titres, sans pour autant aller à l’encontre de la tradition minimaliste. Ce qui est assez incroyable, c’est combien Serafina Steer maitrise déjà incroyablement son style au point de pouvoir se laisser aller à toutes les fantaisies sans que celles-ci dénotent : Disco Compilation a beau avoir des ambitions disco (no kidding), il n’en reste pas moins une chanson de Serafina Steer. Ce sont avant tout ses intonations vocales qui guident les chansons.
Jarvis Cocker n’apparait que sur The Removal Man, un titre fantomatique avec de l’orgue et des sonorités de série B qui accroit le côté mystérieux que peux dégager l’album. Il est agréable de constater que Jarvis n’a pas essayé ici de jouer au pygmalion, qu’il n’a pas essayé d’être une des raisons du succès de Serafina Steer (et donc de s’approprier celui-ci), qu’il se contente d’être un facilitateur. Il n’empiète jamais sur son terrain, il se fond dans l’ombre, motivé par un objectif unique : être au service du talent de la dame. On ne peut rêver meilleure collaboration.
De par la grande attention qui est donnée aux morceaux, il serait aisé de considérer Serafina Steer comme une musicienne aux gestes affectées et à la démarche guindée. Il y a effectivement chez elle un sens du raffinement qui saute aux yeux et peut agacer : The Moths are Real dégouline de bon gout, de phrases justes, d’arrangements irréprochables et de culture en général, et Serafina Steer a un côté presque aristocrate et hautain dans sa manière d’écrire la pop song parfaite. Mais ce serait faire un procès d’intention, car il ne s’agit jamais ici de manière ou d’attitude : la quête du beau n’est pas une question de principe et d’éducation, mais bien une nécessité, une exigence envers la pop dans le sens le plus classique du terme.
Si Serafina se prend autant au sérieux et met autant d’emphase dans sa voix, c’est qu’elle ne considère pas la pop comme un simple divertissement. Elle veut redonner ses lettres de noblesses à celle-ci, l’humour et le cynisme n’étant pas des notions exclues de cet idéal. Ses textes confirment ce positionnement : aux métaphores ampoulées, elle préfère les mises en abîme et la prise de recul, comme sur Ballad Of Brick Lane (« I don’t know why I’m heading to Brick Lane / I hate it there like everybody does »). Elle s’amuse d’elle-même : « Did they curse old Serafina ? » et de sa position dans le monde (dans la musique ?).
« Maybe we are too peculiar for love » dit-elle sur Has Anyone Ever Liked You ? Mais c’est encore un jeu. Au fond, elle sait bien que le véritable amour est conditionné par l’exigence, cette exigence qui peut la faire passer pour bizarre. Serafina Steer est là pour ça : pour emmener la musique populaire (dans le sens générique) au-delà de ses limites. Je ne m’en étais pas rendu compte avant, mais il y a chez elle quelque-chose de très radiophonique tout en restant d’une pureté absolue. Elle ne répond à aucun des passages obligés de la pop, et en même temps elle transpire la pop à chaque instant. A la fois parfait et mystérieux, surprenant et malicieux, offrant différents niveaux de lecture, se permettant d’être à la fois un album instantané et un objet avec une vraie durée de vie, The Moths Are Real est le disque d’une artiste pour qui le champ des possibles est ouvert. Elle a pour elle la curiosité, l’envie, la technique, l’entourage et la jeunesse.