Carrières Modernes #1 : La Machine artistique moderne
On ne trouve plus en musique de Christophe Colomb, d’Erik le Rouge ou de Magellan – de découvreurs de grands espaces. Écartons-nous tout de suite de ce débat : ce n’est pas un problème de talent, juste de situation globale. À mesure en effet que la densité de musiciens augmente, que chacun y met du sien, le champ individuel d’innovations possibles s’amoindrit. C’est fatal. La musique d’aujourd’hui est un fourmillement anarchique, un bruissement permanent ; l’élément premier n’est plus l’artiste, la vision romantique qu’on en a traditionnellement, mais la nuée, le pur « cloud ». De cette façon, les nouveautés et les découvertes formelles ne sont plus datables, nommables, elles sont déterritorialisées ; elles agissent dans le pur flux de la communication globale. Un nom sort du lot, avance un premier pas dans une direction et c’est instantanément qu’à sa gauche et à sa droite, d’autres vont le dépasser, faire le pas de plus, modifier le cap en donnant l’impression de seulement le suivre. Et à ceux-là il arrivera la même histoire, le même grisement éphémère, la même vérité qu’ils ne sont, eux comme tous les autres, que les agents d’une machine artistique mondialisée, qui fonctionne sans plan, sans dessein, et qui ne turbine qu’à l’énergie d’anonymes, de milliers d’anonymes qui, en modélisant un plug-in informatique ou couchant sur mp3 leur tas d’influences bizarres, font imperceptiblement avancer la musique.
L’innovation musicale ne peut plus être que minuscule, c’est un fait. Et gare à celui qui veut croire que la découverte est un processus qui s’auto-engendre, que ce qui est nouveau, en évoluant, sera tout aussi nouveau. Il n’y a plus beaucoup de terre inconnue, et pour celui qui s’aventure un peu trop loin de son pré carré, le risque est grand de se retrouver nez-à-nez avec des semblables, là où il pensait justement être dans un espace vierge. Le rétrofuturisme n’est en soi pas qu’une esthétique, c’est un destin global. L’avancée fait atterrir ou bien dans le passé, ou bien dans la maison des collègues. On n’est peut-être pas prêt en ce sens de revoir des Miles Davis, des Bowie, des Carl Craig ou des Mike Patton, tous ceux-là qui ont infléchi l’histoire des musiques actuelles en construisant leur légende personnelle et en se réinventant jusqu’à la folie. Aujourd’hui, l’avenir ne passe plus par des hommes, mais par les liens imperceptibles qui les relient.
Il y a de la résistance, forcément. C’est dur d’admettre que pour un musicien, le concept de carrière n’ait plus beaucoup de sens. Dur d’admettre que le champ musical ne soit plus qu’une fourmilière sans Reine. Malgré tout, face à cette évidence, il y a des défenses, des arrangements. Il y a ceux qui par exemple se contentent de peu et s’appuient sur leur mégalomanie pour écrire entre les lignes. Il est fou en effet de constater le nombre d’artistes ou de groupes qui se pensent importants en ne se basant que sur une vidéo Youtube pas mal visitée ou sur quelques meufs faciles à serrer. Mais il y a d’autres musiciens, au contraire, qui s’inventent des nouvelles façons d’exister. Qui travaillent autrement que dans le mythe évolutioniste qui affirme qu’un artiste écrit son histoire en même temps qu’il fait évoluer son œuvre et qu’il la communique aux grands médias. C’est là que ça devient intéressant. La modernité regorge en effet de nouveaux modes d’existences, de nouvelles manières d’apposer sa singularité – en quelque sorte de nouvelles habitudes de vie en dehors des grands circuits. Construire une œuvre, ce n’est plus forcément sortir des albums à rythme régulier et les faire adouber par des journalistes et ensuite par un public. Construire une œuvre aujourd’hui, c’est aussi pouvoir questionner la forme du contenu, c’est travailler le fond en même temps que la forme. Les réels innovateurs n’inventent plus nécessairement des sonorités, ils inventent également des nouvelles manières d’être écouté. Parce que les modalités de diffusion de la musique changent, l’architecture discographique change avec. Et au final, c’est l’artiste aussi qui se voit contraint d’être différent. Pour exister et marquer, il faut désormais déployer sa carrière de manière aussi singulière que l’on déploie sa musique.
Au travers de nombreux exemples, nous allons explorer quelques-unes de ces nouvelles façons d’entrer dans l’Histoire. Car aujourd’hui, celui qui fait date n’est pas celui qui fait les premières pages, c’est celui qui reste en tête, c’est celui qui dénote d’un système abrutissant qui n’a que du présent et pas de mémoire. Nous allons dans un premier temps nous concentrer sur la question musicale et sur l’émancipation d’artistes comme R. Stevie Moore, Adrian Orange, Jandek et Nik Bärtsch, qui chacun à leur manière, contredisent les normes actuelles de l’économie de leur discipline. Puis nous nous décalerons sur d’autres carrières atypiques ayant cette fois trait aux arts picturaux, cinéma avec Vincent Gallo et peinture musicale avec Mathias Duhamel. Après quoi nous conclurons sur des perspectives d’avenir sur le profil de l’artiste de demain, perspectives certes spéculatives mais qui s’appuient néanmoins sur d’innombrables signes annonciateurs particulièrement étonnants.
- Carrières Modernes #1 : La Machine artistique moderne par Julien Lafond-Laumond
- Carrières Modernes #2 : Artistes sans structure par Benjamin Fogel
- Carrières Modernes #3 : R. Stevie Moore et Ariel Pink, l’œuvre interne par Benjamin Fogel
- Carrières Modernes #4 : Adrian Orange, pour le meilleur et pour le pire par Nathan Fournier
- Carrières Modernes #5 : Jandek, la musique avant l’artiste par Benjamin Fogel
- Carrières Modernes #6 : Nik Bärtsch, le zen dans la répétition par Julien Lafond-Laumond
- Carrières Modernes #7 : Vincent Gallo, ne rien devoir par Thomas Messias
- Carrières Modernes #8 : Les concerts de peinture de Mathias Duhamel par Benjamin Fogel
- Carrières Modernes #9 : Conclusion, vers un nouveau rapport au temps et à l'espace par Julien Lafond-Laumond
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