Même lorsqu’il s’agit de chemins que l’on a déjà empruntés des dizaines de fois, il y a toujours un plaisir certain à refaire encore et encore le même parcours avec Autechre. Autechre, c’est une randonné que tu te fais tous les étés : toujours le même départ, toujours la même cime, quelques variations minimes entre les deux, et pourtant l’impression sans cesse renouveler de revivre une expérience intime où tu te retrouves en toi, apaisé par l’environnement, où tu as plaisir à ressentir tel son, tel blast, telle rythmique comme tu as besoin chaque année de retrouver l’odeur, l’air frais, la végétation et l’ambiance des terres pourtant déjà mille fois côtoyées. Bien sûr pour ressentir cela, il faut déjà partir du postulat qu’Autechre livre une musique apaisante que l’on lance sur son lecteur non pas pour y faire des découvertes, non pas pour y trouver des émotions nouvelles, mais juste parce que cela fait autant de bien à notre corps que d’aller courir une heure en bas de chez soi (plutôt trente minutes pour moi). Ce qui est marrant c’est que ce sentiment d’apaisement que je ressens aujourd’hui avec le groupe, je passais auparavant complètement à côté, me confirmant ainsi, si besoin était, qu’il y a bien mille et une manières d’écouter Autechre. Les portes sont ouvertes, et, du coup, comme nous ne venons pas tout y chercher les mêmes choses, Autechre n’offre pas toujours les mêmes réponses.
Ainsi, je n’ai pas toujours attendu les mêmes choses du groupe au cours des différentes périodes de ma vie. A l’époque de Quaristice, je voulais du chaos et de l’étonnement, un truc indomptable pour faire peur aux potes en soirée, une musique folle et impénétrable, complètement déconnectée de la sphère marchande. Quand Oversteps est sorti, je voulais du mystère et de la complexité, je voulais percer le code, j’entrevoyais Autechre comme un Lost musical, soit un jeu de piste où chaque fois que l’on croyait avoir compris quelque-chose, un nouvel élément démontrait que nous avions fait fausse route. Puis, à l’annonce de Move of Ten, je pensais avoir fait le tour d’Autechre : je voulais un truc qui blaste, qui arrache la gueule sèchement et j’étais épuisé d’avance à l’idée d’affronter un second Oversteps… Mais malgré ces envies différentes (qui n’avaient rien à voir avec l’apaisement recherché aujourd’hui), Autechre aura à chaque fois répondu à celles-ci avec beaucoup de justesse. Est-ce parce que j’ai provoqué moi-même ce que je voulais y trouver ? Peut-être. Mais peut-être aussi qu’Autechre est justement un groupe qui offre la possibilité de déformer la vision qu’on en a pour toujours faire coller celle-ci à nos envies du moment ; qualité qui me parait bien plus rare qu’elle n’en a l’air.
Ma lubie du moment avec Autechre, c’est de m’en servir pour rétablir mon système auditif et, une fois de plus, Exai répond à toutes mes attentes. Ecouter Exai revient pour moi à faire une séance d’orthoptie pour les oreilles. De la même manière que mes yeux éprouvent régulièrement des difficultés à converger si je ne les muscle pas régulièrement (avec pour conséquence de me faire crever sous les migraines), mes oreilles ont elles aussi besoin d’entretien physique. Exai me permet à la fois de détendre celles-ci et d’affiner mon ouïe. J’utilise ce disque comme un médicament. Lorsqu’après une longue journée de taf les oreilles sont fatiguées d’avoir supporté le bruit et les parasites (externes comme internes), ce disque arrive à la fois à redonner de l’acuité auditive en aidant le cerveau à respatialiser les sons, à ne plus tout traiter au même niveau, et à tout remettre à plat, à recharger les batteries. Ce paradoxe que représente cette manière de stimuler l’oreille tout en la calmant est difficile à exprimer (c’est vraiment pour moi comme de la musculation auditive qui sculpte le corps tout en vidant le crâne), mais pourtant bien réel. A l’heure où l’on parle de soigner ses acouphènes en utilisant des fréquences qui déplaceraient les neurones et éviteraient les interférences entre eux, il n’est pas si fantaisiste de concevoir que cet album puisse physiquement me faire du bien.
Qui plus est, Exai offre des rappels relatifs à notre rapport au son qui eux aussi peuvent s’avérer fort utiles. Par exemple écouter vekoS c’est comme parler avec son acouphène en allant le chercher derrière les sons de la vie : malgré les dérivatifs, on l’entend nous causer et, comme cette voix nous ne l’avions pas entendu au premier abord, que nous n’y avions pas prêté attention, cela nous rappelle combien notre rapport au son n’est qu’une question d’attention, et qu’on peut systématiquement choisir entre oubli et focalisation. Et ça c’est tout Autechre aujourd’hui : un album qu’on peut laisser tourner en fond, comme une machinerie qui aiderait dans l’ombre nos neurones à se remettre en place, ou alors en écoute active en prenant de plein fouet les montées et les descentes, ces moments où le son t’absorbe comme ceux où il te recrache. L’album va ainsi souvent au-delà de ses simples vertus curatives en proposant régulièrement des pics d’intensité qui en font souvent un album capital. On pense aux claviers métamorphes de Bladelores qui emballent le cœur de l’auditeur avant de muter et de se fondre dans le spectre sonores, au très décomposé Deco Loc et ses voix transformées en nappes épileptiques, aux glissements de terrains sur Nodezsh ou encore à la magie mélodique de Jatevee C, seul titre que l’on peut rapprocher du Autechre première période.
On a reproché à Exai d’être trop long et de parfois jouer la carte du remplissage. Ces remarques sont en partie justifiées. On ne sent pas l’engagement du groupe sur chaque pistes et certaines manquent carrément d’ambition. Il y a deux raisons à cela. La première c’est qu’Autechre nous a trop bien habitués et que l’on sait pertinemment que des titres comme Tuinorizn, Rob Brown et Sean Booth sont capables d’en écrire à la pelle, sans que cela ne nécessite la moindre implication personnelle. Qui plus est leur maîtrise technique est telle que certaines chansons ne passent plus pour des compositions, mais pour un simple travail d’artisan (prac-c), comme si Autechre taillait chaque jour du bois pour en faire des totems sous les yeux de touristes émerveillés par leur talent, un talent qui ne serait en réalité que l’application quotidienne et répétée d’une technique maîtrisée depuis longtemps. Cela saute tellement aux yeux sur Exai qu’il faut en prendre son parti. La vraie question qui se pose alors est : l’album aurait-il dû être épuré de moitié et ne conserver que ses meilleurs titres afin d’offrir une succession de pistes qui coupent la respiration et retournent le cerveau ? Après tout la question se pose pour quasiment tous les doubles albums qui ne maintiennent pas le même niveau d’exigence sur toute la durée. Pour ma part, cela aurait été impensable et aurait même été une erreur, car on a besoin de vivre Autechre comme un bloc, soit comme un truc infranchissable, soit comme un dôme qui va nous protéger pendant deux bonnes heures. Il faut que ce soit massif et solide. Or les morceaux plus faibles servent clairement de liens entre les piliers les plus forts et permettent d’assurer la structure. On peut même dire que cette gestion des temps faibles et des temps forts est devenue une marque de fabrique chez le groupe et peut-être ce qu’il y a de plus récurent dans sa musique. Peut-on être surpris de l’inégalité des morceaux d’Exai lorsqu’on a déjà trituré en long et en large les récents Quaristice et Oversteps ? Exai sans ses passages en roue libre, ce serait comme un RPG où il n’y aurait pas besoin de faire de level up entre les boss.
Qui plus est, la recherche de l’absolu, cette quête de l’album parfait, ce n’est pas du tout le cheval de bataille d’Autechre. De par l’image que le duo renvoie, de par sa manière de travailler les sons jusqu’au-boutisme, de ne jamais rien laisser au hasard et de malaxer encore et encore la matière sonore jusqu’à temps d’obtenir un rendu aussi tranchant que glacial, on a souvent perçu Autechre comme des puristes qui ne laissaient rien au hasard et dont chaque création avait forcément une signification. Mais depuis 10 ans, on le voit bien, Autechre se fiche pas mal de tout ça. Il préfère ouvrir les vannes et lâcher dans la nature tous ses bidouillages. Le mythe de l’album parfait, du chef d’œuvre immuable au sein duquel il n’y a rien à jeter, ça ne les excite plus du tout. Ils veulent juste foutre le bordel. C’est pour cela que le groupe multiplie les sortie en dépit du bon sens : des éditions multiples (du WAV en 16 bits ou en 24 bits, du mp3, du format CD ou vinyle ; tout est possible avec Autechre ), du bonus tracks en veux-tu en voilà, des EPs en cascade (confère l’excellentissime EPS 1991-2002), et même du produit bâtard entre exutoire de l’instant et nouvelle pierre dans leur discographie (le frontal Move of Ten qui sera toujours pour moi le onzième album d’Autechre).
En 2013 Autechre est Warp, mais Warp n’est plus qu’Autechre. Et dans un sens ce n’est pas bien grave tant Exai contient suffisamment de matière pour occuper l’esprit. Aussi bien dans ses moments de bravoures que dans les moments autocentrés sur lui-même, le groupe met sa technique au service de l’auditeur avec beaucoup de générosité. Je ne crois plus qu’Autechre fonctionne selon des schémas quantiques ou qu’il truffe sa musique de mystère. Je ne crois pas non plus que Brown et Booth jouent à l’instinct en s’amusant des variations aléatoire et de la répétitivité des cycles. Je crois juste que ça fonctionne. Et je m’en fous qu’il puisse s’agir d’un placebo. On est en 2013 et Autechre me fait du bien, physiquement et mentalement parlant.