Pieta, de Kim Ki-duk aurait pu n’être qu’une fable simplette sur le thème du rachat impossible. Il aurait pu se contenter de l’histoire de vengeance, du symbolisme excessif et des personnages archétypaux. Ça n’aurait pas été horrible. L’idée initiale aurait même pu servir de base à un excellent film, direct, tripal, totalement premier degré : un jeune homme solitaire mutile les ouvriers du quartier endettés auprès de la mafia locale, pour qu’ils touchent une assurance et puissent rembourser leurs créanciers. Un matin, une femme apparaît et prétend être sa mère, ce qui va considérablement changer sa manière de voir les choses. Sans forcément faire dans le pur film de genre, Pieta aurait pu se borner à sa morale attendue, selon laquelle l’argent détruit tout et la violence n’engendre que la violence. Il y aurait eu un petit arrière-goût désagréable de Gaspar Noé, tape-à-l’œil et un peu crétin, mais l’ensemble aurait tenu la route, mollement, la fleur au fusil. Grâce à sa dernière séquence notamment, très belle, aérienne, sorte de cerise sans gâteau qui apporte au film un dernier souffle.
Mais le Lion d’Or 2012 est bien pire. Il se tire mécaniquement plusieurs balles dans le pied, à intervalles réguliers, comme s’il ne pouvait pas s’empêcher de verser dans le dolorisme le plus bête, le plus complaisant. L’une des premières scènes du film en est parfaitement symptomatique : le personnage principal bat une femme nue, puis broie la main de son mari, mauvais payeur. Immédiatement, raccord sur un poulet en passe d’être dévoré. Il y a quelque chose de clinique, d’animal dans ce cinéma-là, comme si chaque personnage en route vers l’abattoir était interchangeable et n’incarnait qu’une poupée, de la pâte à modeler. Manipulable à l’envi pour servir une démonstration plus globale. Il n’y a rien à faire, impossible de s’habituer à ce mépris, à la négation des individualités, réduites au rang de faire-valoir. On connaissait la tendance d’un certain cinéma coréen à s’y plonger sans retenue, comme un troupeau de moutons avec Park Chan-wook à sa tête, mais Kim Ki-duk ne nous avait pas habitué à ça. Le cinéaste est en plus assez pervers dans sa démarche : chaque mutilation, sans exception, est précédée d’une petite scène dans l’intimité des victimes, histoire de s’y attacher un minimum. Il y a, au choix, le couple qui s’engueule, le fils qui s’occupe de sa mère ou encore le père attentionné, prêt à se sacrifier pour ses enfants. On génère l’empathie et la compassion, et puis plus rien, à l’exception de la haine envers le bourreau. On crée un personnage dans l’unique but de le détruire, de jouer à la poupée vaudou avec un spectateur docile, impressionné, malléable. C’est le culte de la démonstration, de la performance du cinéaste sûr de ses effets, qui se place au-dessus du monde et dispose son puzzle.
Il y a un rapport de domination voire d’humiliation intrinsèque à ce cinéma. On peut l’accepter, se laisser bercer dans les eaux troubles, ou bien questionner cette hiérarchie implicite. La combattre. Lors d’une énième scène où le personnage principal torture un ouvrier, chaque coup porté est accompagné d’une vibration de la caméra, comme si le spectateur était lui-même victime de cette violence répétée. Une certaine tradition chrétienne, emplie de piété, préconise alors de tendre l’autre joue ; il est aussi possible de répliquer.