The Grandmaster : les cendres d’un temps
Sortie le 17 avril 2013. Durée : 2h02min
C’est l’histoire de rencontres ratées. Avec le cinéma de Wong Kar Wai, nos chemins n’ont cessé de se manquer. Cela a commencé avec In the mood for love, puis Chungking Express, Happy Together et enfin, à moindre échelle 2046. A chaque fois, la tornade esthétique happe un temps, puis lasse, avant de laisser sur le bord de la route. A chaque fois, la 45ème minute est un point de bascule. Tout en porosité sensuelle, les films du hong-kongais séduisent par leur sensibilité, leur fragmentation moite. Les ritournelles et les boucles deviennent entêtantes, ou assommantes, c’est selon. Le cinéma de WKW, c’est un mélange subtil d’expérimentations visuelles et narratives mêlées à des formes plus conventionnelles. Lors de son passage américain si décrié, le cinéaste avait réussi quelque chose de pas si mal. Son My Blueberry Night acceptait le linéarité, une forme de simplicité. Sorte d’anti-Lynch dans sa manière d’appréhender un road-movie sans courbe, le film offrait des instants de grâce. Une beauté ampoulée mais paradoxalement simple pour Norah Jones et Jude Law. En abandonnant ses velléités d’auteur innovant, WKW arrivait à me raccrocher un peu à sa remorque.
Procédé inverse dans The Grandmaster où l’abstraction est poussée à bout. Le kung-fu et Ip Man ne sont qu’une trame de fond à un jeu de collage et de patchwork qui bâtissent la Chine sur les ruines d’un mode de vie, d’un code d’honneur et d’un passé trouble dont on n’en retient que des bribes. Le souvenir est une chose imprécise, faite de ses propres mensonges, de ses atours idéalisés. Il en va de même pour The Grandmaster, où le style vaporeux du cinéaste sert distiller un état de perte et d’égarement. Seuls des clichés et des cartons informatifs cristallisent un moment cette histoire dans la grande Histoire. Le film séduit par sa forme indécise, comme inachevée. On sait que WKW a monté des versions parmi des heures et des heures de rushes, que le tournage a duré 3 ans, que ce qui en résulte à l’écran n’est qu’une portion congrue de la fresque qu’il rêvait de faire. Devant le trou béant laissé, une béauté se dégage. Le spectateur peut y trouver sa place, celle de se réapproprier le puzzle et de le ressentir en son for intérieur. Au plus profond, le film raconte un amour inavoué entre Ip Man et Gong Er.
Par le biais d’un personnage féminin fort (pour ne pas dire vorace tant la partition de Tony Leung devient presque secondaire, comme si sa carrure ne servait que de figure de mage en observation constante), The Grandmaster figure l’impossible émancipation féminine. Pour simplifier à l’extrême, Gong Er est la fille du grand maitre, l’héritière naturelle. Mais elle est une femme, donc marginale. Pourtant, elle se bat pour l’honneur d’un père. Sa vie ne sera faite que de renoncements, de combats où elle ne peut qu’y perdre (sa vie ou son honneur). Mais elle va au bout. Dans un jeu de danses amoureuses avec Ip Man, elle renonce à sa condition de femme à marier, accepte la flatterie pour mieux la dépasser. Le jeu sur la mélancolie si chère à WKW ne serait rien ici sans le regret. Gong Er trace sa route, puis tout à coup, elle est rattrapée par ce regret. La mélancolie peut alors la dévorer. La vie devient trop dure. Elle se réfugie dans une fumerie d’opium. Le film cite explicitement Il était une fois en Amérique. La musique, réarrangée, est celle de Deborah. Puis, presque plan par plan, on voit la fuite dans les ténèbres de Gong Er avec le même calme que Noodle. Un corps se penche pour allumer le calumet, puis un raccord en forte plongée se pose sur un visage déjà parti vers d’autres contrées.
La dimension leonienne de The Grandmaster parcours tout le film. Il s’attache à retranscrire le parfum d’un monde, en traversant une partie du XXe siècle. Ip Man suit une voix à la fois limpide et obscure. Celle de grand maitre choisi par ses pairs, celui de résistant de l’ombre face aux japonais, celui de modeste professeur qui formera Bruce Lee. Il ressemble au grand sage sur sa colline. Là encore, l’aspect patchwork du film détourne le piège de la chronique banale d’un maitre des arts martiaux.
C’est un peu l’anti- Tsui Hark. Plus qu’un territoire de jeu, le combat est un instant de ballet à part entière. Offrant une forme impressionniste à l’ensemble, WKW monte ces duels comme des scènes de séductions. On est dans la sérénade indienne, dans la ronde traditionnelle irlandaise, dans l’approche de drague en boite. Un pas qui glisse, puis un saut, un coup qui fuse, le mobilier qui vole. L’amour et la violence disait justement Sébastien Tellier, c’est de cela qu’il s’agit. Même entre ennemis, le contact du corps est fétichisé. Pour ne pas se prendre un coup, il faut parer. En jouant sur les ralentis, les gros plans, les longues focales et les pluies incessantes, WKW fait de chaque confrontation un jeu d’obstacles gourmand mais dangereux. La peinture qu’il fait est en mouvement. Il fige le moins possible mais ralentit suffisamment pour donner à contempler. Finalement, The Grandmaster, c’est une romance inachevée, celle de l’amour de son quartier, d’un mode de vie, de corps que l’on désire combattre. Car combattre, c’est déjà s’unir dans une sorte de jouissance masochiste.