Kevin Gates, “The Luca Brasi Story”
Un texte à 4 mains par Dom Tr et Benjamin Fogel
Si elle n’est pas l’une des places fortes du rap les plus citées par les fans du genre, Bâton Rouge recèle quelques figures singulières dont le talent et le potentiel n’ont rien à envier à leurs camarades des plus grandes métropoles du pays. Evidemment, l’emblématique Lil’Boosie ou à la clique Concentration Camp au cœur des 90’s, Young Bleed, C-Loc ou Max Minelli, sont les symboles de la scène rap locale. Mais les cartes ont été un peu rebattues ces dernières années : le nom de Kevin Gates n’arrive plus très loin derrière, auréolé de son tout récent statut de next big thing en devenir pour une reconnaissance nationale qui se fait attendre.
En tout juste trois ans, Kevin Gates est passé de la case du buzz local, via ses premières tapes dès 2009, à celle du contrat chez Cash Money, aux portes du jackpot rap qui garantit une carrière stable à moyen terme, voire plus. Encore faut-il que le label de Slim et Birdman se décide à soutenir la musique de Kevin Gates et à organiser autour de lui un projet marketing supporté par une musique prometteuse à bien des égards. Mais YMCMB va en décider autrement et reléguer Gates dans l’équipe réserve sans jamais réellement parier sur le Louisianais (une pratique courante chez Cash Money pour un paquet d’espoirs du rap US, cf. le papier de PBS sur le sujet). Une année 2012 frustrante pour Kevin Gates, occasion gâchée de réellement sortir du lot et d’apparaître comme ce qu’il doit être : un musicien talentueux touche-à-tout et capable de faire appel à une palette de couleurs rap variées. Début 2013, The Luca Brasi Story vient faire le point et présente un Kevin Gates plus pertinent que jamais.
S’incarnant dans l’ambigüité d’un Luca Brasi, tueur de sang-froid mais véritable homme de main fidèle et généreux des Corleone dans The Godfather, Kevin Gates invoque dans un même geste la froideur d’un rap de rue à base de narcotrafiquants et d’attaque à main armée, une posture de virilité exacerbée comme le genre aime à les manier sans trop d’inutile subtilité, mais aussi des moments d’émotion pure qui tranchent avec le reste. Du moins devraient-ils le faire, si Gates n’était pas capable de donner à ces approches différentes une véritable cohésion qui doit beaucoup à son flow protéiforme. Cette voix grave capable de tutoyer les meilleurs techniciens du genre et d’aligner les refrains pop avec une justesse dont beaucoup auraient à apprendre. Il suffit par exemple de voir sur Arms of a Stranger comment quelques notes discrètes de clavier suffisent à définir une mélodie que sa voix va transcender. Et lorsqu’il joue sur les deux tableaux comme sur Wylin’, posant à la fois les tripes et le cœur sur la table, c’est définitivement irrésistible. D’ailleurs il suffit d’écouter Lhop (true story), l’accapella de fin pour bien réaliser que The Luca Brasy Story ne fonctionne pas à l’artifice, que les instrus ne sont pas là pour cacher quoi que ce soit, que le flow est au centre de tout.
Il suffit de repenser aux difficultés d’un ASAP Rocky à offrir un album qualitativement homogène le temps d’un Long. Live. ASAP qui ne contient pourtant que douze titres, on se dit que Kevin Gates est à mille lieux de cette génération pour qui le remplissage est une composante de la création d’un album. The Luca Brasy Story contient 22 titres – que des vraies chansons, le tout sans interlude – qui offrent à chaque fois une proposition forte (en termes de flow, de mélodie, de beats ou bien de lyrics). Au point qu’on a souvent l’impression qu’il ne s’agit pas d’une mixtape, mais de l’album de la dernière chance d’un type qui voudrait tout donner, tout cracher sur la bande et se dire « ok si ça, ça ne marche pas, rien ne marchera ». Et pour le coup (sans parler de la signature chez Atlantic Records), il n’aura rien à regretter, tant la longueur de la tracklist n’est pas synonyme ici d’une brocante de vielles idées qui dormaient dans le tiroir.
Mais au-delà de ses qualités intrinsèques, The Luca Brasy Story s’est surtout construit avec la rage d’un type qui avait des choses à démontrer. Face à YMCMB qui n’a pas suffisamment misé sur lui, Kevin Gates pose ses objectifs dès Paper Chasers, grosse baffe sonore où le flow tout-terrain de Gates rivalise de classe avec le subtile synthé et les breakbeats entraînent pour un headnoding sans fin : « I’m let you hear that other one after I do this. Next hit ? Fuck around shit. I like this shit man ». Loin d’être un gars qui se la raconte, plutôt un rappeur qui fait juste ce qu’il faut pour prouver sa valeur, non pas en se prostituant, mais au sein de son propre référentiel, sans la moindre compromission. Le choix du personnage de Luca Brasi n’est pas anodin et va bien au-delà de la simple référence cinématographique. Si Kevin Gates a choisi ce personnage chez Coppola, c’est parce que c’est celui chez qui le sens de l’honneur et la fidélité à la famille sont les plus exacerbés. L’aspect gangsta prend alors sans cesse une tournure différente où il est plus important d’être un type réglo que d’être un caïd.
Surtout que, et c’est l’un des points centraux de la tape, The Luca Brasy Story parle souvent de l’homme sous le « G ». Les textes plus ouvertement romantiques sont cohérents en termes de flow et de sens. L’ambition de Kevin Gates au niveau de sa carrière professionnelle trouve son pendant dans sa vie affective, sauf que là son ambition n’est pas de régner mais de se poser avec la fille qu’il aime (cf sur Arms of a Stranger, l’un des moments les plus touchants de la tape où Gates susurre : « Settle down, think I know a real fly place, A coffee shop around the block from where I will stay »). Kevin Gates ne baisse pas les bras au premier accroc et, de la même manière qu’il continuera de sortir des disques jusqu’à temps que l’on prenne conscience de son talent, il se battra pour poursuivre son histoire d’amour, indépendamment des fois où les problèmes de couples le foutent à terre. Il défend ainsi une vision du hip hop où l’ambition n’est pas quantitative mais qualitative, où le but n’est pas d’avoir la caisse la plus chère mais la plus stylée (on pourra trouver la frontière mince, mais elle a du sens ici).
Sur Twilight, après avoir dit qu’il avait un cœur de glace, il s’excuse et avoue qu’il n’a qu’un cœur brisé. On peut y voir un jeu d’honnêteté, mais il ne s’agit pas de jouer au rappeur qui est plein de tendresse sous sa carapace. Kevin Gates est plus en train de taper des deux côtés. Il est ambitieux en musique et en amour, ce n’est pas un gangsta lover, c’est un type qui sait où il va. Le truc, c’est qu’il est plein de contradictions, et malgré son discours il voit bien qu’il poursuit deux vies à la fois (avec la même ambition encore une fois). Du coup, le concept de l’album qui se veut être l’histoire du gangster Luca Brasi est super pertinent. Il offre à Kevin Gates le recul qui lui permet de faire un saut de côté. Il est à la fois l’acteur qui joue rôle de Luca Brasi, et en même temps Luca Brasi est son alter ego, une métaphore du rappeur qu’il est. Sur Counting On, il dit : « Got two people livin’ in me, one the realest one a killer, Luca Brasi, he’s a sinner, Kevin tries to be a Christian »
Du coup, c’est plutôt un gars qui a peur qu’on le trompe (que ce soit son label ou les femmes) qu’un rappeur prêt à tuer père et mère pour arriver à ses fins. Constamment sur la défensive plutôt que sur l’attaque gratuite, sans jamais que cela signifie pour autant un manque de confiance en soi quelconque. Et c’est cela qui donne ce côté profond à The Luca Brasy Story, ce truc à la fois chaleureux et dangereux, cette impression qu’on peut boire des coups avec lui, mais qu’on ne peut pas se jouer de lui, le tout pour un résultat sonore qui rappelle vraiment cette ambiance de doute qui habite le spectateur lorsqu’il voit un personnage s’adresser à Don Corleone.
Cet équilibre entre un rap qui s’inclut dans une tradition gangsta et des morceaux plus introspectifs, Kevin Gates le trouve en claquant des doigts. L’enjeu maintenant pour lui sera de ne pas tomber dans du sentimentalisme bas de gamme. Son aisance dans la confection de mélodies catchy est tel (cf .en vrac Just a Ride, Hold Ya Head, Around Me) – tout en usant de celles-ci avec modération et intelligence – que la limite est ténue entre l’inspiration et le gimmick dommageable. Mais pour l’heure, il se révèle évidemment être celui que Baton Rouge attendait : la vrai pépite actuelle de la Louisiane. En attendant que Lil’Boosie retrouve enfin sa liberté et revienne un peu aux affaires. Mais d’ici là, Kevin Gates aura peut-être monté les dernières marches qui le sépare du grand portail fermé à double tour derrière lequel s’étend la cour des grands du rap. The Luca Brasi Story sous le bras, le voila armé pour prétendre à laisser éclater son talent versatile, dans une tentative de maintenir en permanence, et avec une aisance admirable, cet équilibre précaire qui fait de son rap l’une des meilleures nouvelles de 2013 à ce jour.