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Lucio Bukowski est la main armée de l’Animalerie, ce collectif hip hop qui s’est réuni autour du producteur Oster Lapwass et qui regroupe entre autres Anton Serra, Missak, Dj Fly, Zéro Pointé, Milka ; Oster Lapwass en étant plus que la tête de proue mais vraiment le nerf névralgique (le site de l’Animalerie est une sous-partie de son site). Si l’on parle de « main armée », c’est non seulement que Lucio Bukowski est le plus connu du crew, mais surtout qu’il est le plus batailleur et le plus offensif. C’est celui qui maîtrise le mieux la langue et dont l’univers est le plus cohérent. 2013, c’est l’année d’explosion du bonhomme. Après l’album Sans Signature, sorti en fin d’année dernière, il enchaîne les projets et les EP : La Noblesse de l’Echec (avec Mani Deïz), Saletés Poétiques où il compile tous les titres réalisés les cinq dernières années avec Nestor Kéa, ou encore Le Chant du Pendu avec cette fois des prods de Tcheep (et encore il y en aurait aussi un dans les tuyaux avec Milka).

Les influences de Lucio Bukowski viennent autant du hip hop que de la littérature (à tendance socio/politique) avec un impact significatif, aussi bien sur le fond que sur la forme, sur ses textes. On pense forcément à Fuzati pour sa capacité à trouver le tour de passe-passe qui va prendre le contre-pied, parfois avec cynisme, souvent avec rage. Des quotes de Lucio, on aurait envie d’en citer plein, non pas parce qu’elles restent toute dans la tête, mais parce qu’elles font toujours sens. Et pourtant, il ne fait absolument pas dans le rap littéraire (on aurait à la limite pu parler de rap lettré, et encore). Il ne joue pas à l’intello donneur de leçon, adepte du bon mot, qui croit faire dans l’ironie, mais caresse au fond dans le sens du poil. Il s’échappe par le mot, sans concession, sans rendre des comptes ; il a beaucoup lu Antonin Artaud et il ne cache pas l’impact qu’il a eu sur lui (et on ne parlera pas de l’évidente influence de Charles Bukowski). Les bouquins font partie de sa vie, de ses « obsessions », et il lit et écrit selon une corrélation simple, l’un nourrissant l’autre, comme les livres peuvent parfois (du moins en apparence) remplir le vide de la vie. Il écrit avec son background littéraire comme certains écrivent en traînant les souvenirs de leurs histoires  d’amour, le poids de leur milieu, ou les humiliations de leur enfance. La littérature fait partie de son monde, point barre : pas de quoi le cataloguer pour autant, et encore moins s’en servir pour décrire sa musique. Il n’a pas la fierté de l’éducation.

Son flow, à défaut d’être très original, est hyper intelligible. Il n’y a pas d’esbroufe, ça n’étouffe pas les phrases, ça ne cache pas les idées. Ca enchaine, tous mots dehors, avec de la puchline en veux-tu en voilà. Mais surtout, ça ne joue pas la carte du rapatexte  ou du rap conscient. On n’est pas du tout dans un schéma « un titre égal un problème social ou le point de vue de ma gueule sur la sur la société » et Lucio Bukowski joue carrément la carte du rap game et de l’egotrip, jeu pour lequel il ne manque pas de talent (« T’as pas lu Orwell mais tu rappes comme en 84 »). Dans la droite lignée du Dead Hip-Hop du Klub des Loosers, il s’en prend à ce qu’est devenu le rap, une musique de droite, qui cherche à être calife à la place du calife, un truc qui se prétend plus intelligent qu’il ne l’est, un truc où les gars veulent de la reconnaissance, veulent qu’on les traite comme des artistes, rêvent d’être enseignés en cours de français, et donnent l’impression à chaque disque de repasser leur bac. Lucien ne joue pas dans cette cour. Il n’a rien à prouver. Et, malgré son parcours (ou grâce à lui), il rage à raison sur ceux qui voudraient que le rap français soit une musique noble, une musique fréquentable complètement hors du rap jeu : « si l’egotrip c’est pas du rap, va brûler tes skeuds ricains » (cf La Légende du Grand Judo et C’est pas du rap).

Les prods qu’elles soient d’Oster Lapwass ou de Mani Deïz, font le taf, mais pas tellement plus. Simples et efficaces, elles soutiennent la voix et sont conformes à la démarche « sans moyen », sans pour autant pouvoir être considérées comme un atout – elles font pâle figure par rapport à celles du dernier Grems (on ne reviendra pas sur le problème des prods en France qui sont rarement à la hauteur des ambitions des MCs). Lucio Bukowski prend des boucles et pose dessus, à l’ancienne, comme si chaque album était une tape. Du coup, il se retrouve au confluent de deux écoles : celle d’un (abstract) hip hop qui n’est jamais replié sur lui-même et où les textes se suffisent à eux-mêmes avec en tête de pont le Klub, Psykick Lyrikah (Arm est d’ailleurs en featuring sur Plus qu’un Art), Grems évidemment, mais aussi la nouvelle génération qui aime bien se démerder dans son coin comme Odezenne (en creusant plus loin on peut même trouver que Inventaire et Testaments fonctionnent sur le même principe que Catalogue de TTC, sauf que les bouquins remplacent ici le pijama mental) ; et celle d’un hip-hop plus ancré dans le rap game, plus urbain, plus à la one again, un hip hop qu’on rapprocherait de Bolë (qui bosse aussi avec Tcheep), de l’Hexaler (la Fine Equipe en général), de Nakk, L’Indis (et l’Avokato), de Char pour qui Mani Deiz fait également des prods. Mais je ne crois pas que Lucio Bukowski se réclame de qui que ce soit, ou qu’il cherche à s’inscrire dans une scène. La seule équipe qui compte pour lui c’est celle du vrai rap ; et la team de l’Animalerie.

Mais au-delà de tout ça, il y a surtout l’engagement de la démarche, cette bataille politique d’un mec à qui il ne viendrait pourtant pas à l’idée de parler de nos politiques. Lucio Bukowski a lu Clouscard, Kropotkine, et Bakounine, et ça se ressent non seulement dans les textes (son « tous ont confondu l’homme libre et l’esclave sans chaîne » fait par exemple probablement référence au Capitalisme de la Séduction, à cette liberté voulue par le capitalisme qui déresponsabilise et à cette légitimation de la recherche de la jouissance qui se transforme en outil de pouvoir), mais aussi dans la forme et dans la manière de faire de la sique. A ce niveau-là Lucio applique à la lettre la pensée de Pierre Kropotkine et l’idée d’un développement sociétal (et musical) à taille humaine, débarrassé des ambitions financières (et des volontés de pouvoir), fondée sur des petites collectivités (L’Animalerie ?) et fonctionnant sur des principes d’entraide et de coopération (cf L’Entraide, un facteur de l’évolution). Du coup, dans la même logique que notre dossier sur les Carrières Modernes, Lucio Bukowski prône une carrière où la musique se fait loin des médias et du biz, et où, le plus souvent, on conserve un travail à côté pour s’assurer son indépendance ; sa production et le fait qu’il bosse comme un stackanoviste démontrant la viabilité du modèle. Ce n’est pas pour autant un puriste, c’est juste qu’il vise un public restreint (genre le minimum pour avoir encore la motivation de continuer). Sur Indépendant, il dit : « Du pur produit de banlieue au pur produit de major  […] Je préfère être un raté plutôt qu’un sale putain de parvenu […] Désormais, les MC’s redeviennent artisans […] Je me sens plus proche des punk anar que de la Sexion d’Assaut ». Mais encore une fois, ce n’est pas une question de style de musique (il dirait pareil s’il faisait de l’electro) et ça ne se limite pas au rap, on est vraiment dans la conception sociale, bien éloignée de la posture (« Je suis libre et entier, ne me réfugie nulle part. Trop de labels indépendants tu le label indépendant. Les rebels d’hier sont les bourgeois d’aujourd’hui » sur Sans signature). Et derrière tout ça, il n’y aucun regret (au contraire par exemple de Mes Classiques de L’indis fait entièrement dans son coin et édité à 1000 exemplaires).

> Toutes la discographie de Lucio Bukowski est disponible sur son Bandcamp

> Références :
– Interview de Lucio Bukowski par David de Araujo sur Ragemag
– Chronique par Lexo7 sur SWQW
– Illustration : Lionel Faure