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Du 16 avril au 27 octobre 2013 se déroule la seconde exposition de la Fondation Cartier, 8 ans après la première, consacrée au sculpteur Ron Mueck. Je me souviens de mon premier contact avec l’artiste, en 2005 donc, dont je conserve toujours l’impression de surprise, tant les affiches et photos que j’avais pu voir avant ma visite ne m’avaient pas laissé imaginer le jeu sur les tailles qui s’y jouerait. Si le positionnement hyperréaliste de Ron Mueck est souvent ce qui vient tout de suite à l’esprit, c’est son travail sur les échelles qui crée l’accroche. D’un côté, il y a les œuvres gigantesques (Boy – 2000) et de l’autre celles qu’on peut porter d’une main (Spooning Couple – 2005), mais, quelle que soit leur taille, aucune de ses sculptures n’est à taille réelle, générant ainsi des interrogations sur ces pièces qui cherchent pourtant, à première vue, à reproduire le réel.

Entrer dans l’univers de Ron Mueck est toujours très ludique : on s’émerveille, on s’étonne, on loue le souci du détail. Ce sont des œuvres faciles d’accès qui génèrent un plaisir immédiat, des œuvres auxquelles les enfants peuvent instantanément trouver un intérêt. Les visiteurs tournent autour des pièces, on entend des « oh comme c’est ressemblant » et des « on dirait des vrais », comme si l’on était au musée Grévin dans les années 90. Puis, comme tout le monde, on s’approche, on observe, on regarde la chair pendante, en se disant que oui malheureusement c’est bien de nos corps qu’il s’agit. On contemple, on examine, on laisse les yeux plonger dans les crevasses comme si c’était la première fois qu’on avait l’occasion d’observer des corps de si près, comme si voir les veines ou la peau vieillie était un spectacle nouveau. Et pourtant, tout cela se fait sans voyeurisme – on est loin des sensations provoquées par Our Body. Il y a un côté magique et surréaliste qui intrigue, qui donne à sourire, qui donne envie de jouer avec l’œuvre. « Magique et surréaliste » ? Chez un artiste hyperréaliste ? Oui et c’est cela qui crée la rupture et l’intérêt. Cette immédiateté (qui en plus cache d’autres choses) et cette quête du plaisir direct donnent un coup d’avance à l’œuvre de Mueck, tant celle-ci est accessible au plus grand nombre et reste indépendante de concepts qu’il faudrait précédemment avoir saisis pour pouvoir en profiter.

Le second effet provient du mystère qui se dégage des sculptures. Il y a toujours un détail chez Ron Mueck qui, au sein de l’hyperréalisme, crée le doute, un détail qui est en lien avec l’échelle, avec la cohérence des choses entre elles. Bien que les proportions soient parfaitement respectées, une partie des sculptures parait souvent disproportionnée (parfois un pied, parfois une main), quand ce n’est pas la courbure, la position du personnage qui génère une gêne, qui, sans qu’on puisse mettre le doigt dessus, nous laisse dire qu’il y a ici quelque chose d’anormal (Wild Man – 2005) ; ou bien est-ce encore la tristesse qu’on peut lire dans les yeux qui fait planer un doute. Après nous avoir mis en confiance, Ron Mueck déclenche chez nous le non familier de manière inconsciente.

C’est là qu’on comprend que le plus important chez Mueck, malgré tout le travail fourni sur les œuvres, c’est ce qu’on ne voit pas : c’est le contexte. Le mystère qu’on ressent ne provient finalement peut-être pas de la sculpture en elle-même – ok  tel trait est un peu grossi, et alors ? – mais de l’histoire qu’on crée instinctivement autour (des histoires qui seront différentes pour chacun d’entre nous). Cet homme sur son matelas s’est-il laissé (volontairement) emporté par le courant (Drift – 2009) ? Que cherche à fuir ce type dans cette barque sans rame ? Est-il prisonnier ? Abandonné (Man in a Boat – 2002) ? Et cette femme qui transporte ces bouts de bois, de quelle époque vient-elle ? Vit-elle seule dans la forêt ? Pourquoi est-elle nue ? Pourquoi le bois ne lui abîme-t-il pas la peau (Woman with Sticks – 2008) ? Peu importe les réponses, seules comptent évidemment les questions.

Du coup on (re)découvre chez Ron Mueck un sens du récit assez incroyable, comme si chaque pièce incarnait sa propre histoire. Contrairement au sculpteur Duane Hanson (auquel Ron Mueck est souvent comparé), ses œuvres ne portent pas de messages socio-politiques. Elles n’illustrent ni les grandes problématiques sociales, ni la banalité du quotidien ; il ne retranscrit pas une époque. Et s’il y a parfois un rapport à la nudité qui rappelle John de Andrea, c’est plus une nudité qui donne un indice sur ce qui entoure l’œuvre, et ce qui pourrait s’y tramer. On cherche dès lors les éléments scénaristiques qui habitent les sculptures. Dans Couple Under An Umbrella (2013), la femme porte une alliance, l’homme non. Que faut-il en déduire ? S’agit-il d’une relation adultère ? Vient-il de perdre sa bague dans le sable ? De même que faut-il voir dans cette main qui serre violemment le poignet (Young couple – 2013) ? Et alors c’est le retour de l’aspect ludique, de cette réalité qui change du tout au tout selon de quel point de vue on la regarde, rappelant, la provoc en moins, le Him de Maurizio Cattelan.

Pour mieux comprendre, pour percer le mystère de cette réalité, on a alors envie de toucher (ces vêtements vont-ils se froisser sous mes doigts ?), de sentir (ce bois est-il du vrai bois ?), mais nous n’avons le droit de faire appel qu’à notre vue, et il en découle une frustration qui interroge à nouveau : quelle est cette réalité avec laquelle je ne peux interagir ? Et dans un sens n’y a-t-il pas une limite à l’hyperréalisme qui ne se veut que visuel ? A cette question, Ron Mueck nous renvoie aux histoires qui n’existeront que dans nos têtes. Il change la direction de notre regard afin que, au final, on se demande si cette « ressemblance » qui a initialement provoqué notre émerveillement est si importante que ça, et nous pousse à penser ce qu’est le réel. Si Ron Mueck a recours à l’hyperréalisme, c’est peut-être justement pour souligner combien celui-ci est secondaire.

>> L’expo Ron Mueck a lieu du 16 avril au 27 octobre 2013 à la Fondation Cartier