J’ai découvert Kaeba en trainant sur le site du label ukrainien Kvitnu peu après la sortie de l’album Biorhexistasy de Matter (que je suivais déjà à l’époque où il s’appelait le Petit Machiniste, voyant en lui l’un des éléments forts d’une scène industrielle très tournée vers le dancefloor). Comme beaucoup, je connais essentiellement le label Kvitnu pour sa publication des albums de Plaster et de Sturqen. Et c’est en passant de pochette en pochette, de son en son, sur leur site, que je suis justement tombé sur Kaeba projet solo de Gianclaudio Hashem Moniri, moitié du duo Plaster qu’il forme avec son compatriote italien Giuseppe Carlini.
De Kaeba, je ne savais rien d’autre que ce détail biographique, et si j’ai acheté Synthetic Ice Cream [For Droids], c’est parce que – comme souvent chez Kvitnu – le packaging avait l’air somptueux (ce qu’il est vraiment). Sorti en Aout 2012, cet EP contient quatre titres qu’on associe immédiatement à Plaster. C’en est même presque gênant. On y retrouve le même goût pour cette IDM qui aime les espaces et parfois prendre son temps. Et aussi le même rapport à la cohérence et la diversité, les titres ne se ressemblant jamais sans pour autant faire à aucun moment le grand écart. Si l’exercice n’était pas vain, on pourrait facilement s’amuser à faire une table de correspondance entre les titres de Synthetic Ice Cream [For Droids] et par exemple ceux du Platforms de Plaster. Dans les deux cas s’enchainent les passages ambient, les crépitements, les influences sound design ou indus ; que des chansons qui ont leur propre identité. Bref la personnalité de Gianclaudio Hashem Moniri transpire de toute part dans les deux projets, et notamment sa vision de titres autosuffisants, qui peuvent chacun être à la fois une rupture et une continuité, comme une plateforme est à la fois un passage vers un ailleurs et un lien vers un avant.
Pourquoi tout cela en est-il presque gênant ? C’est parce qu’on arrive à se demander du coup quel est l’apport de Giuseppe Carlini dans Plaster, et si Gianclaudio Hashem Moniri ne ferait pas mieux de continuer à faire de la musique en solo. Car, il y a chez Kaeba une intimité et une chaleur que je ne retrouve pas chez Plaster qui, lui, peut avoir ce côté très/trop travaillé comme si Hashem Moniri ne pouvait s’y exprimer complètement librement. Sur Coil Melon & Microships, il se laisse aller, il prends son temps, tandis que sur le dronesque Sludge Ice, il fait intervenir en deuxième partie de morceaux un beat qui n’en est pas un, qui va venir tromper l’auditeur. On le sent joueur et peut-être un chouia moins à la recherche d’une perfection formelle.
Mais au-delà de l’album, je dois avouer que c’est un phénomène qui n’a rien à voir avec le disque en lui-même qui lui donne une place si particulière sur ma platine. Après l’avoir réceptionné, écouté et apprécié, j’ai essayé – comme souvent – d’en savoir plus en allant lire ce que la presse et les revues/blogs que j’affectionne en avaient pensé. Je tape alors « Kaeba Synthetic Ice Cream » dans Google, acte hyper anodin, acte que l’on fait tous les jours, acte que je fais avec tous les disques que j’aime pour approfondir, tomber sur une interview, et si possible comprendre les contextes. Et là… Rien. Rien, nada. Aucun texte traitant du disque. Comme si personne ne l’avait écouté, comme si j’avais fait une faute d’orthographe en faisant ma recherche. J’en suis arrivé alors à la conclusion incroyable que personne n’avait parlé de ce disque sorti il y a pourtant plus d’un an. Et me retrouver à écouter un album sans aucune interférence m’a fait un bien fou.
Il ne s’agissait pas de la satisfaction idiote d’avoir l’impression d’être le premier à le découvrir (enfin je ne crois pas), et encore moins du plaisir de se dire que tel un chevalier blanc de la musique, on allait pouvoir corriger cette injustice et être celui qui comblerait ce vide de « recherche ». Non ce qui m’a fait plaisir, c’est de pouvoir écouter un album sans avoir à confronter mon ressenti à celui des autres, sans être en mesure de le faire. Il n’y a pas d’autres informations sur Kaeba que celles qu’on peut trouver via Kvitnu, et c’est reposant d’écouter un disque dont on ne peut rien savoir.
On pourra s’étonner de ma réaction : après tout il y a des milliers de groupes sur lesquels personnes ne s’est jamais penché qui hantent Internet, et la situation de tomber sur un objet non référencé doit être assez courante chez les diggers. Qui plus est, on me répondra que si je ne veux rien savoir des groupes, je n’ai qu’à ne pas faire de recherches et à en profiter dans mon coin, en fermant ma gueule. Mais cela m’est impossible. Avoir accès à l’information relative à une œuvre qui m’intéresse et la balayer d’un revers de main pour rester seul avec mes ressentis (et peut être mon ignorance et mes erreurs d’interprétation), je ne sais pas (plus) faire (ça m’a trop pesé par le passé).
En fait si cette sensation, somme toute banale, m’a tant marqué, c’est parce que la semaine dernière, j’ai beaucoup écouté le projet de Margaret Chardiet aka Pharmakon sur lequel j’ai également écrit. Un des chevaux de bataille de Margaret Chardiet, c’est justement le fait qu’aujourd’hui chaque pensée, chaque avis, chaque ressenti sur une œuvre est forcément passé au crible de son réseau, une pratique où ce qui est important est « ce que les autres en ont pensé » au détriment du ressenti personnel (même si l’égo prétendra ensuite l’inverse sur le réseau). Margaret Chardiet fait ainsi le procès de la surinformation et de la technologie qui nous pousse à chercher des réponses ailleurs qu’en nous-mêmes. Lorsque j’ai lu son point de vue sur la question, je l’ai trouvé intéressant mais un peu factice « intellectuellement parlant ». Un disque existe au sein d’un contexte qu’il soit politique, psychologique ou artistique, et se couper volontairement de cette information, c’est se contenter de ses émotions (de son avis donc) et parfois limiter l’œuvre à un simple ressenti de l’instant (un divertissement ?) sans chercher à comprendre pourquoi elle semble si importante, sans prendre le temps de tisser des liens entre elle et notre histoire. Pourtant en écoutant Kaeba, complètement démuni de la moindre information, je comprends un peu mieux ce qu’elle voulait dire. Il y a une obligation de s’en remettre à soi et seulement à soi qui est assez grisante. Ça crée une autre forme de lien où la confiance joue un plus grand rôle.
On n’a pas fini de s’interroger sur les liens entre artistes, auditeur, public et critiques, le tout saupoudré d’une bonne dose de marketing et ce quel que soit le niveau de diffusion, qu’il s’agisse de mass marketing, ou de micro-stratégies via les réseaux sociaux. On n’a pas fini d’en parler et on en sortira probablement jamais. Mais, encore une fois, il y a un côté libérateur à apprécier pour une fois un disque seul, pour soi, en soi. Je n’apprécierais pas écouter tous mes disques dans ces conditions, mais là pour le coup, ça m’a paru fichtrement salvateur.
(Maj du 03/07/2013 : on me fait évidemment remarquer sur les réseaux qu’en se servant correctement de Google, on arrive quand même à trouver quelques articles sur le disque comme ici par exemple. Je ne crois pas ça change pas mon propos, et dans un sens ça me rassure presque. C’était bizarre cette histoire tout de même).