MAGIC MAGIC : la douceur du traumatisme
Sortie le 28 août 2013. Durée : 1h37min
C’est heureusement plus profond et complexe que cela, mais l’un des principaux enseignements de Magic Magic est celui-ci : les apparences sont parfois trompeuses. Le premier film américain du fascinant chilien Sebastián Silva — il en a tourné un autre dans la foulée, Crystal Fairy, avec également Michael Cera — s’ouvre par exemple sur une séquence ressemblant à s’y méprendre à l’exposition d’un slasher quasiment quelconque, dans lequel cinq jeunes gens partiraient s’isoler dans une grande maison au fin fond du Chili pour aller s’exposer aux vicieuses tentations d’un quelconque psychopathe. Sauf que le psychopathe, c’est eux : il y a chez ces personnages suffisamment de monstruosité rentrée et de perversité à fleur de peau pour ne pas avoir besoin d’un énième boogeyman.
Au rang des références qui s’imposent comme des évidences à la vision de Magic Magic, se dresse l’ombre obsédante de Roman Polanski. Le Couteau dans l’eau, Le Locataire, Cul-de-sac, Frantic : les rappels sont nombreux même s’ils ne ressemblent jamais à de véritables emprunts. Silva mène prudemment sa barque à bonne distance de ses modèles, jouant la carte de la surprise pour qu’à tout moment un revirement psychologique puisse pointer son nez de façon crédible. Imperceptiblement, le film fait basculer son héroïne — Juno Temple, toujours incroyable — dans une folie dont on peine à déterminer si elle fait a toujours existé en elle ou si elle n’est due qu’à l’enchainement de faits traumatisants qui se présentent à elle depuis son arrivée sur les lieux. Premier élément de l’aliénation progressive d’Alicia : l’isolement. Décrite comme paradisiaque, l’île chilienne qui accueille le petit groupe n’a rien de franchement rassurant, comme si la mer à perte de vue et les panoramas à couper le souffle ne pouvaient faire oublier un sentiment d’écrasement, l’impression d’être indésirable sur un morceau de terre pourtant pas loin d’être désert. Isolement solidement renforcé par l’évaporation prématurée de Sarah, la cousine d’Alicia, contrainte de rebrousser chemin et de laisser l’héroïne avec trois compagnons de voyage qu’elle ne connaît pas. Les bases sont posées : la frêle Alicia d’un côté, trois amis soudés et arrogants de l’autre, et d’un équilibre très instable peut naître à tout moment le chaos.
La force de l’écriture de Silva, seul aux commandes d’un scénario qu’il a volontairement écrit en quelques jours, c’est que la désorientation d’Alicia passe par des détails dont la gravité est toujours discutable. Les tours pendables du filou Brink — Cera dans son meilleur rôle de puis bien longtemps, employant son jeu maniéré au service d’une vraie proposition artistique — ont presque de quoi faire rire, et c’est là le trouble brillamment entretenu par le cinéaste : si l’enrobage narratif impose de s’identifier en premier lieu à l’héroïne, il n’empêche jamais de s’intéresser aux autres personnages en tant qu’êtres humains fascinants, et non en tant que simples empêcheurs de penser en rond. Tous, y compris Alicia, sont tour à tour attachants — un peu — et atrocement antipathiques — souvent —, tour de force déjà remarqué dans Les Vieux Chats, le précédent film de Silva. Et c’est un ballet de scènes étranges, d’une partie de roller-tennis à une séance d’hypnose jusqu’auboutiste, qui s’anime autour de nous comme une gigantesque spirale. La mise en scène nous travaille au corps en même temps qu’elle triture les psychés des protagonistes, les couleurs sombres et automnales composées par Silva et ses deux directeurs de la photographie — dont Christopher Doyle, rien que ça — nous plongent dans des ténèbres insoupçonnées.
Le talon d’Achille d’un tel scénario, a fortiori lorsqu’il a été écrit en quelques jours comme un défi ou un coup de sang, c’est que la finalité de l’ensemble n’apparaît pas de façon extrêmement claire. La façon dont les événements dérapent et dont les personnages dérivent exerce un pouvoir de fascination proche de l’hypnose, mais le réveil est plus délicat : que faut-il comprendre à cette histoire ? Y a-t-il seulement un bout d’explication à entrevoir ? Ou l’ensemble doit-il simplement être appréhendé comme un cauchemar pur et dur, le genre de ravin où l’on tombe sans l’avoir voulu et dont on ne peut ressortir que par la plus immense des chances ? Magic Magic s’installe durablement dans le crâne et dans les veines, doux traumatisme dont on ne pourra vraisemblablement jamais se débarrasser.