Lorsque vous allumez la télévision (je pars du principe que vous allumez parfois la télévision), la chaine MTV constitue un robinet à clips noyé dans l’océan de robinets à clips auquel vous avez accès (je pars du principe qu’il est envisageable de considérer avec sérieux la possibilité qu’il puisse exister quelque chose qui puisse s’apparenter à un «océan de robinets»). Parmi la centaine de chaînes merdiques qui s’offrent à vous, figure MTV et vous n’y accordez pas plus d’attention que ça, puisque vous SAVEZ que ce que va diffuser cette chaîne de télévision n’aura à peu près aucun intérêt. C’est statistique. Tous ces clips : des images oubliées avant d’être vues, un gruau sonore occupant l’espace laissé vacant entre téléachat et publicités au rabais pour numéros surtaxés. Tu veux savoir si tu vas lire cet article ? Envoie PLAYLIST au 3670, PLAYLIST au 3670.
En 1985, MTV constituait une sorte de Graal inaccessible alimentant toutes les fantaisies pour un certain public, essentiellement composé de pré adolescents imbéciles, avides de découvertes musicales et de bisous avec la langue. Si vous n’étiez pas nés, vous ne vous en souvenez probablement pas, mais la réputation des années 80 n’a rien d’usurpé : cette décennie s’est avérée d’une consternante richesse en matière d’oeuvres atroces à l’esthétique épouvantable. Nous parlons d’une époque où la qualité d’une coupe de cheveux suffisait à faire une réputation. Nous parlons d’une époque dont l’essentiel des productions sonores destinées au grand public mettaient un point d’honneur à placer en bonne place dans le mix le synthétiseur Yamaha DX-7, une machine diabolique capable de ruiner les meilleures compositions pour leur donner cette fameuse patine évoquant l’équivalent sonore du polypropylène dont on fait les boitiers Tupperware.
La production artistique de la décennie 80 sentira à jamais le plastique et le gel capillaire ultra fixant. Je ne dis pas ça parce que je le pense, je le dis parce que je le sais. J’y étais.
À l’instar de sa bande son, je ne suis pas sûr que le rire de 1985 ait été de grande qualité. Ce qui est en revanche un certitude, c’est que personne ne se posait la question. Et surtout pas David Lee Roth, qui s’y connaissait en matière de non questionnements.
Et si le nom de David Lee Roth ne vous évoque rien, je vous propose d’observer une courte pause pour vous imprégner de cette image d’époque :
En 1985, David Lee Roth constitue l’indiscutable incarnation de l’alpha mâle Hair Metal. Tout chez lui est un outrage à la discrétion et une menace pour le chic. Fuseau à épaisses rayures verticales, haut résille sans manches, oeil goguenard, pilosité abondante, cheveu long semi décoloré, grimaces incessantes : à première vue, David Lee Roth est un imbécile. David Lee Roth prouve cette stupidité en chantant du hair métal FM au sein de la formation Van Halen.
David Lee Roth était le frontman du groupe de métal FM le plus populaire de la planète à une époque où être un frontman populaire à l’échelle de la planète signifiait encore quelque chose. Ce grand pouvoir lui imposait évidemment une grande responsabilité vestimentaire dont il n’avait cure, puisque David Lee Roth s’habillait à peu près n’importe comment du moment que ce soit voyant, fluorescent, ou les deux. Costume blanc cassé sur torse nu, coiffé d’un panama et des lunettes de Jackie Onassis, haut résille déchiré sur pantalon moulant à grosses rayures verticales blanches et rouges, colliers de perles multicolores dégoulinants sur son poitrail velu, bottes à franges : tout était bon pour nier l’élégance. Les crétins de Kiss, Motley Crue, Ratt, Twisted Sisters et consorts étaient convaincus du bien fondé de leur démarche : transcender le glam rock, faire exploser les curseurs de l’outrance et choquer les mamans. Satanisme d’opérette, maquillages menaçants et odes au cul et à la défonce. David Lee Roth, lui, était un clown dans cette marée d’épouvantails. Plus malin, il désamorçait le rejet parental par une dérision assumée, sans perdre de vue son coeur de cible prépubère. Une habile attitude à double entrée. Une gageure.
Car Van Halen était un groupe de métal d’apparence saine.
Le seul.
Le pire.
Eddie Van Halen, le guitariste, ne tentait même pas de passer pour un mauvais garçon. Eddie Van Halen balançait d’ignobles soli avec le sourire réjoui du boy scout heureux, pendant que David Lee Roth sautait dans un parfait grand écart facial à l’admirable inutilité. C’était Van Halen. Van Halen restera dans l’Histoire pour avoir inventé, en 1984, le “riff de synthétiseur”, présent sur l’abominable “Jump”, hit planétaire dont la promotion télévisée fut assurée par l’un des clips tournés en faux live les plus atroces de l’histoire des clips tournés en faux live. Nous touchons ici à la quintessence du métal en plastique, bande son idéale pour fraternités étudiantes bourrées à la Budweiser, hymne de stades, fond sonore parfait pour virée du samedi soir dans la Volvo parentale. Toutes les tignasses du monde secouées à l’unisson sur quelques notes infâmes, et David Lee Roth en Monsieur Loyal de ce grand Barnum, redonnant à une génération de petits blancs médiocres l’espoir d’avoir l’air sexy malgré l’insurmontable handicap que constituait leur incomparable bêtise.
«Jump» est une abomination auditive dont l’écoute cristallise l’esprit de ces années là. Une absence totale de goût conjuguée au désir de :
- choper des meufs
- porter des pantalons à poutre apparente (afin d’atteindre l’objectif 1 )
- compenser par le raffut viril une absence totale de groove
Le clip de «Jump», enregistré dans de fausses conditions de concert, constitue un passionnant document. On y constate un Eddie Van Halen parfaitement premier degré, secouant la tête de là à là avec un sourire bon enfant d’heureux jeune homme satisfait de son statut de guitar hero, s’appliquer à marteler sur sa guitare aux formes et aux couleurs repoussantes une rythmique QUE NOUS N’ENTENDONS PAS PUISQU’ELLE EST NOYÉE DANS UN RIFF DE SYNTHÉTISEUR.
Personne ne peut distinguer la guitare d’Eddie Van Halen sur ce morceau mais ça n’a aucune importance.
Des plans insistants sur Eddie durant l’obligatoire solo en tapping nous rappellent que Van Halen est un groupe de “metal”. Et puis il y a les regards caméra appuyés du bassiste barbu en surpoid et salopette rouge vif, jouant tout ça avec le sourire statique mué par l’imbécile entrain du musicien de bal officiant durant la soirée de mariage de sa propre soeur. Les sauts de David Lee Roth, nombreux, sont filmés au ralenti afin de souligner que le titre du morceau est bien «Jump».
C’est évidemment un triomphe.
David Lee Roth, Iggy Pop en caoutchouc élastomère. Un Iggy Pop inoffensif et aseptisé, canalisant son énergie destructrice par le geste le plus inutile qui soit : le saut.
Ciseau en extension, grand écart, saut groupé, saut avec pied de micro à l’horizontale. David Lee Roth était le Iggy des 80’s : un showman doté d’un ego démesuré, de capacités physiques hors normes mises au service de contorsions scéniques peu communes, et d’une conscience aigue de son apparente stupidité, Notable différence : Iggy Pop mettait son énergie au service d’un art brut et fondateur et effrayait le public clairsemé de ses concerts, David Lee Roth mettait son énergie au service de MTV et amusait des millions de crétins en osant tout ce que les dits crétins n’osaient pas dans des clips que l’on qualifiera pudiquement d’indéfendables. Les Stooges étaient incompréhensibles et anxiogènes. Van Halen était accessible à tous et réjouissant.
En 1985, les mâles préadolescents blancs rêvent d’être David Lee Roth. En tout cas ceux de mon collège. Ils ont 13 ans, une vilaine peau, des jeans étroits et des t-shirts noirs d’entrée de gamme : Iron Maiden pour les plus audacieux, et l’angelot de Van Halen pour le tout venant. David Lee Roth est l’incarnation du cool absolu. Une vie rêvée à se bourrer la gueule dans les carrés VIP de boîtes californiennes, une bouteille de Jack Daniel’s dans une main, un sein silliconé dans l’autre, des bikinis, des rails de coke, des Corvettes et des Lamborghini. De jolies filles de mauvaise vie vous accueillent en vous mettant la main au gros paquet. Vous dansez en slip de cuir blanc et jock straps à franges. La bande son de votre vie est rythmée par l’incessant tapping de guitares japonaises fluorescentes.
Vous êtes un branleur médiocre devenu mâle dominant.
Vous faites le grand écart facial pour exprimer votre joie de vivre.
Vous êtes David Lee Roth.
Même planté en plein milieu de l’une des décennies artistiques les plus décomplexées de l’Histoire des décennies artistiques décomplexées, David Lee Roth fait preuve d’un mauvais goût très sûr qui le place largement au dessus du lot. Ou en dessous. Ça dépend d’où on regarde.
Mais les travaux de David Lee Roth avec Van Halen ne faisaient qu’annoncer son grand oeuvre, la pierre angulaire de sa discographie, son Sergent Pepper à lui : l’E.P. “Crazy From The Heat”. En 1985, après les colossales ventes de “1984”, l’album phare de Van Halen, celui dont le monde entier reconnaît la pochette – un angelot blond fumant une clope, dessiné à l’aérographe – David, l’égo sous Viagra mental, s’offre, dans un élan de mégalomanie conforté par la compréhension de son potentiel d’entertainer tous publics, une escapade solo à durée indéterminée. “L’humoriste, comme le fauve, va toujours seul.” écrivait Kierkegaard dans son Journal. Fort de cette analyse, David Lee Roth pousse son personnage solo dans ses retranchements drolatiques. La stratégie est très habile puisque il s’agit de reprendre une série de vieux hits n’ayant strictement rien à voir avec les compositions métal FM de Van Halen, en y apportant la fameuse touche d’humour potache bas de plafond à moquette apparente qui fait la patte David Lee Roth.
MTV se frotte à la jambe de pantalon de David Lee Roth. Le hair métal sort de son ghetto et montre son gros paquet à tous les passants. David Lee Roth secoue ses couilles velues pile sous le nez des abonnés au câble, qui s’esclaffent en reluquant des nichons, qui s’offrent une demie molle en bouffant des Curlys. Les mamans sont choquées mais pas trop. Le monde est heureux d’être stupide. On jette des cailloux sur Morrissey (GAY), sur The Cure (GAY), sur Depeche Mode (GAY), sur Bronski Beat (SUPER GAY) et sur Frankie Goes To Hollywood (ULTRA GAY). David Lee Roth contamine la planète. L’épiphanie est venue lorsque David Lee Roth a repris “Just a Gigolo / I ain’t got nobody”.
Peu de gens le savent, d’ailleurs je ne le savais pas moi-même avant d’écrire cet article, mais “Just a Gigolo” est un tragique tango autrichien écrit en 1928, interprété avec brio – je n’en sais rien, je suppose – par le populaire ténor Richard Trauber. La chanson narre le triste destin d’un officier se remémorant le prestige de l’uniforme qu’il portait durant la première guerre mondiale. Notre hussard en est désormais réduit à semi tapiner en jouant le taxi boy pour des mémères emperlousées. Habitué à génocider l’ennemi à coup de baïonnette dans la gueule, l’officier n’a pas trop le moral, ce qui confère à sa complainte une douce mélancolie teintée de regrets d’un autre temps. Il est autorisé de se moquer totalement de ce morceau d’histoire de l’opérette autrichienne. NÉANMOINS, ce rappel permet de mesurer l’immense vacuité dramatique qui habitera la reprise de Louis Prima, puis la reprise de la reprise de Louis Prima par David Lee Roth.
En 1956, le libidineux Louis Prima pratique un bebop décomplexé et rigolo, dont il arrose l’Amérique d’alors. La bonne humeur de Louis ne souffrant pas le pathos appuyé du morceau d’origine, “Just a Gigolo” devient un bebop enflammé soutenu par son skat hors pair. Une imparable feel good song dont les scories émotionnelles sont soigneusement gommées au profit d’une invitation à une euphorique frénésie. Le morceau dans son entier est un climax géant, construisant avec précision la montée progressive vers l’explosion finale, déluge d’onomatopées assénées par un Louis Prima en roue libre. A ce stade, plus personne n’en a rien à foutre du destin tragique d’un officier autrichien déchu. D’autant que l’Amérique d’après guerre va plutôt bien, merci. Les lendemains vont chanter, rien n’est grave, les télévisions apportent le bonheur pour tous, les voitures sont grosses, le travail ne manque pas, les réclames vantent des produits jugés indispensables sur le champ par un public avide d’acheter n’importe quoi. Le monde se gave et Louis Prima chante “Just a Gigolo” sans se soucier le moins du monde de l’Autriche, des autrichiens, et de toutes ces conneries d’officiers dépressifs. Nos boys ont mis une branlée à Hitler et sauvé la Planète, va pleurer dans ton schnaps.
Environ 30 ans plus tard, la gueule de bois des glorieuses 60’s a eu lieu, le taux d’insouciance a fortement chuté tandis que le cours du baril et la longueur des morceaux de Genesis augmentaient. La parenthèse épicurienne disco a fait du bien aux plus optimistes, celle du punk a fait du bien aux plus agacés. La suite est noyée dans un nuage de cocaïne. Les industries du divertissement sortent n’importe quoi avec entrain. Tout est envisageable. Visage chante “Fade To Grey”, Jackson chante “Beat It” – solo de guitare asuré par ce bénet d’Eddie Van Halen, au passage – Madonna chante “Material Girl”, les productions Hollywoodiennes s’autorisent les pires méfaits, les directions artistiques sont aux abonnés absents. Dire Straits devient le groupe étalon du rock’n’roll. On envisage d’attribuer le Prix Nobel de la Paix à Sting, ou à Bono, ou à Cindy Lauper, ou à Paul Young, ou à Phil Collins.
L’époque est troublée.
Le nez blanchi par la poudreuse colombienne ou assimilée, la planète enthousiaste s’accorde – entre deux séances d’aérobic – pour affirmer que ça va super bien et que c’est même la grosse patate. Plus personne ne se soucie de Louis Prima, et encore moins de sa reprise de “Just a Gigolo”, et encore moins de Richard Trauber, le ténor autrichien lacrymal de l’entre deux guerres.
C’est le moment que choisit David Lee Roth pour asséner sa version de “Just a Gigolo”, portée par un vidéo clip de haute tenue et à forte portée humoristique. L’argument est simple : dans une habile mise en abime, David Lee Roth se rève en présentateur vedette de “Dave TV”, robinet à clips de type MTV. Affalé derrière un bureau de late show, façon hôte passe plats, un David hirsute en queue de pie résille ou un truc du genre, surjoue la réverie. Son flot de conscience en voix off nous emmène à sa suite dans une déambulation au sein des studios d’enregistrement de l’hypothétique “Dave TV” tandis que David Lee Roth s’époumonne sur une copie vocale quasi conforme – il faut lui reconnaitre ça – du “Just a Gigolo” de Prima. Plein de malice et d’enthousiasme, David nous guide à travers des couloirs peuplés de figurants pittoresques, passant de plateau de tournage en plateau de tournage, tournages dont il perturbe le bon déroulement avec un rigolard aplomb. On croise durant ce moment de grâce de la vidéo musicale un vieux pirate goguenard à la barbe hisrsute, des bonzes tibétains ivres de groove, une pulpeuse hôtesse en livrée et à gros nichons, une hideuse assistante à choucroute et rides intégrées, un manager semi mafieux à l’accent italo américain quelque peu caricatural, des jumelles du troisieme âge aux cheveux violets, une sorte de drag queen, des filles en rollers, un type déguisé en extra terrestre de carton pâte, un astronaute, un monstre de Frankenstein levant sa pinte en l’honneur de David, des gens en surpoids manifeste et tenue d’aérobic, suants et rougeauds sous l’effort. Une foule de personnages au pittoresque affirmé, donnant au clip une ambiance visuelle de cotillons proche du prospectus Tout Pour la Fête. Mais David Lee Roth va plus loin en malmenant les clips les plus populaires du moment dans une crise de méta humour du meilleur tonneau, en prolongement direct de son méta concept “Dave TV”. C’est ainsi que Dave danse le moonwalk avec un sosie de jackson, avant de faire une clé de bras au sosie de Cindy Lauper, avant d’éléctrocuter le sosie de Billy Idol, avant de manquer d’assommer le sosie de Kenny Rogers, avant de se faire papouiller par le sosie de Boy George, avant, ivre de méta humour cinglant, de foutre le feu au plateau d’un groupe de métal FM qui pourrait être Van Halen, ou Scorpions, ou Motley Crue, ou n’importe quel groupe de métal FM jugeant bon d’user d’effets pyrotechniques dans ses vidéos. Suprême ironie.
A 4’15, le clip atteint son acmé. David Lee Roth se frotte le cul à l’aide de son gilet en cuir tandis qu’au premier plan, une infirmière à gros seins se trémousse aux cotés d’un médecin hystérique qui tente vainement de ranimer un ecclésiastique, membre du comité de censure et malheureuse victime d’une attaque cardiaque provoquée par les déhanchements outranciers du chanteur.
C’est évidemment tordant.
Il y a probablement beaucoup d’autres détails croustillants dans ce clip. Quelque cocasse personnage d’arrière plan, une grimace de David, un clin d’oeil qui m’aura échappé, une allusion fugace. C’est possible et même probable car la chose s”avère au visionnage très riche, voire roborative. Tout ça est si touffu. On en retient néanmoins que Davis Lee Roth, par l’entremise de cette vidéo, fut l’un des tous premiers trolls de l’histoire du trollisme de masse.
Lointaine année 1985. Jetée aux orties, vouée à un salvateur oubli, effacée de la mémoire collective comme un honteux réveillon trop arrosé. Personne ne veut se rappeler 1985. Depeche Mode a sorti son pire morceau en 1985 (“It’s Called a Heart”, une purge que même les fans les plus endurcis ne peuvent se résoudre à défendre). 1985 fait partie de ces années qui, lorsqu’elles sont évoquées, génèrent une sorte de moue désabusée. Et il n’en reste rien ou presque. 1985 était une année en plastique et le plastique vieillit mal. 1985 sent le vieux jouet en mauvais caoutchouc. Idéalement située à l’intersection de la courbe d’insouciance et de la courbe de vulgarité, l’année 1985 constitue une sorte d’optimum du pire, comme le montre le schéma ci-dessous :
En 1985, David Lee Roth avait 30 ans, ce qui prouve bien qu’il n’est pas mort à 27 ans, comme les rock stars ordinaires. Par voie de conséquence, personne ne voue de culte à David Lee Roth, qui n’a jamais atteint le statut de mythe. Kurt Cobain a atteint le statut de mythe. D’ailleurs il est mort à 27 ans. J’ai au fil des ans élaboré une théorie toute personnelle selon laquelle l’avénement puis la béatification de Kurt Cobain avaient sonné la fin de la récréation pour tous les groupes de métal FM épicuriens : Kurt Cobain a ringardisé l’amour conjugué du Jack Daniels, des Testa Rossa et des pantalons en lycra en faisant de la mélancolie nihiliste un sentiment socialement admissible et de l’apathie démobilisatrice une attitude enviable. Kurt Cobain a autorisé une génération entière à ne pas avoir trop le moral. Pas à vouloir changer le monde. Pas à vouloir faire la fête. Pas à vouloir s’engager pour que plus jamais ça. Pas à vouloir consommer et acheter des frigos. Non. Juste à ne pas avoir trop le moral. Douglas Coupland appelait ça la “Génération X”, ce qui fait de la génération précédente la “Génération W”, je suppose. David Lee Roth était le chantre de la “Génération W”, à supposer qu’elle existe. Les années 80 se sont avérées tellement pauvres que l’on renacle à leur associer une Génération.
Personne ne réhabilitera jamais David Lee Roth, ni sa reprise péroxydée de “Just a Gigolo”. Le reniflement de mépris global et dubitatif qui a prévalu dans mon entourage lorsque j’ai évoqué cet article ne laisse pas de place au doute : David Lee Roth inspire un ostentatoire dédain aux esprits les plus ouverts. L’attitude est suspecte et autorise une folle hypothèse.
Et si sous le masque du mépris affiché se cachait un sentiment d’envie moins noble ?
Et si la tape-à-l’oeil insouciance de David Lee Roth nous renvoyait à notre propre austérité ?
Et si l’optimisme béat de David Lee Roth nous était désormais insupportable, vestige d’un âge d’or de la bétise inconséquente, désormais révolu ?
David Lee Roth se moquait pour rire, nous rions pour nous moquer.
Nous rions par peur d’apparaitre vulnérables.
David Lee Roth était le dernier des innocents.
Quant à Henri Meilhac, il était auteur dramatique et librettiste d’opérette. Il occupa par ailleurs le fauteuil 15 de l’Académie Française. Même au regard de celle de David Lee Roth, l’existence d’Henri Meilhac ne présente à peu près aucun intérêt. Pour cause de décès en 1897, Henri Meilhac n’a pas connu l’année 1985, et encore moins David Lee Roth. Henri Meilhac a cependant écrit ceci :
“Il y a des moments où l’on ne peut s’empêcher de faire des bêtises : cela s’appelle l’enthousiasme.”