Kongar-ol Ondar, heureux à la vie à la mort
Le 25 juillet dernier disparaissait Kongar-ol Ondar, un des maîtres du chant de gorge de Touva. Peu de temps après les descendants de Frank Zappa lui rendaient un hommage très sobre sur leur site Web, mais associé à un curieux petit morceau de musique d’une minute et vingt-cinq secondes.
Le son en question marie deux éléments qu’apparemment tout oppose. D’un côté, le chant touvain très caractéristique : Ulrich vous en parlait hier, les maîtres du chant de gorge sont capables de produire un drone vocal aux sonorités comparables à celles d’une guimbarde, en fait de véritables accords de deux, trois ou quatre notes. De l’autre, une rythmique électronique et élastique : le tempo change tout au long du morceau pour coller au mieux à ce chant arythmique, initialement enregistré a capella. Ça, c’est la patte de Zappa. Petit rappel tout d’abord pour ceux qui ne le connaitraient que par ses aspects passablement scato, comme sa chanson Bobby Brown ou sa photo aux toilettes. L’homme, décédé en 1993, était un compositeur prolifique (une soixantaine d’albums sortis de son vivant), capable d’écrire aussi bien un morceau de doo-wop que de reggae ou qu’une pièce de musique contemporaine influencée par Igor Stravinsky et Edgard Varèse – parfois tout cela au sein d’une même chanson. Mais c’était aussi un perfectionniste, un guitar hero, un libre penseur, un iconoclaste. Et un curieux de nature, en quête de sons nouveaux.
Donc, ce petit morceau. Première écoute : “Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?” Deuxième écoute : “C’est surprenant ce machin.” Troisième écoute : la tête dodeline en tentant de suivre le rythme.
Tout cela peut sembler daté à la première écoute, à plein de niveaux. La voix rauque, curieuse et pleine de vie, pratique une technique de chant ancestrale. Elle est accolée aux sonorités froides, désincarnées des instruments MIDI de ce monstre technologique des années 80 qu’était le synthétiseur Synclavier. Certes, aucune précision n’est apportée sur les origines du morceau sur la page hommage à Kongar-ol Ondar. Après quelques recherches et recoupements, on arrive à mettre un nom sur la composition : il s’agirait de Calculus, un des derniers morceaux sur lesquels Zappa ait travaillé avant sa mort. Et au vu de plusieurs témoignages, il était particulièrement heureux du résultat. Le morceau devait sortir sur un album de musique électronique contemporaine baptisé Dance Me This, resté dans les archives du compositeur moustachu depuis vingt ans maintenant et dont une poignée de fans attend la sortie depuis lors.
Un détail, mineur. Oh, juste une broutille. Ce n’est pas Ondar qui chante sur Calculus, mais un autre chanteur de Touva, Anatoli Kuular (mais cela n’a pas eu l’air d’embêter la famille Zappa – peut-être voit-elle ce morceau comme un hommage au chant touvain en général). Avec un troisième musicien, Kaigal-ool Khovalyg, ils étaient invités à une soirée dans la maison-studio de la famille Zappa, sur les hauteurs de Hollywood. Une équipe de la BBC était là et a filmé une partie de la musique jouée ce soir-là.
Ondar, reconnaissable à sa coupe de cheveux touvaine traditionnelle (rasé à l’avant du crane, une longue tresse à l’arrière), chante juste après en s’accompagnant d’un doshpuluur, un luth traditionnel à trois cordes. Ailleurs dans la même vidéo, on peut voir des jam sessions improbables capturées dans la maison de Frank Zappa le même jour : aux côtés des Touvains, on trouve le légendaire groupe irlandais The Chieftains, le bluesman Johnny Guitar Watson et le batteur Terry Bozzio (ancien sideman de Zappa). Le créateur des Simpsons Matt Groening, qui avait fait découvrir les chanteurs de Touva à Frank Zappa, est là aussi et n’en rate pas une miette.
Mais revenons à Calculus. Chanté par Ondar ou pas, ce petit bout de musique n’est pas si anecdotique que ça. Au contraire, il est symbolique. Emblème d’une quête de perfection sonore qui obsédait Zappa avant sa mort : travailleur acharné, lassé des exigences et des erreurs régulièrement commises par ses musiciens, il s’était mis à composer exclusivement pour le Synclavier, qui lui servait à la fois d’outil de création musicale et d’orchestre dématérialisé – c’était l’une des premières machines avec le Fairlight capables aussi bien de recréer le son des instruments que de travailler à partir d’échantillons sonores. Seules les voix, enregistrées lors de sessions spécifiques ou récupérées sur des bandes plus anciennes, redonnaient un peu de chaleur humaine à des compositions rendues glacées tant par les sons numériques que les thématiques abordées (Civilization Phaze III, un des derniers projets achevés de son vivant, parle de politique, de nationalisme, d’isolation du monde extérieur, de maladie et de mort). Calculus, en comparaison, est une récréation. Il est emprunt d’une légèreté qui faisait défaut sur les dernières compositions de Zappa avant sa disparition. La voix de Touva semble galoper dans ses propres paysages sonores et vocaux, libre et sans contraintes, tandis que Zappa tente de la rattraper avec sa technologie et sa rythmique qu’il souhaite impeccable. Le résultat sonne comme un achèvement, l’aboutissement des expériences sonores du compositeur, quand il mélangeait des instruments enregistrés de manière totalement indépendante afin de créer une nouvelle composition, ce qu’il nommait la “xénochronie”.
La rencontre avec Frank Zappa ne fut qu’un épisode dans la carrière de Kongar-ol Ondar. Star locale à Touva, il a vite conquis les Etats-Unis : en deux minutes chrono, vêtu de son habit traditionnel et portant son petit chapeau pointu, il pouvait se mettre n’importe quel public dans la poche. Grâce à sa voix bien entendu, mais aussi sa jovialité, son sourire permanent qui illuminait son visage rond. Bela Fleck l’a aussi invité sur plusieurs albums des Flecktones, ainsi que sur scène. À chaque fois, c’était toujours le même scénario : sa bonne humeur était communicative.
Sa disparition pourrait peut-être pousser la famille Zappa à enfin publier Dance Me This qui contiendrait, apparemment, d’autres contributions des chanteurs de gorge touvains. De quoi plaire à un certain nombre de fans du compositeur (et j’en fais partie). Dans la vie comme dans la mort, Ondar serait donc capable de rendre les gens heureux. Belle performance.