Ed Harris : le (presque) tout-puissant
Gravity : sortie le 23 octobre 2013. Durée : 1h30min et Snowpiercer : sortie le 30 octobre 2013. Durée : 2h05min
Il y a les personnages de la lumière, et il y a les voix de l’ombre. En cette fin d’année 2013, l’homme des coulisses a une voix, parfois un corps. Il a surtout un nom : Ed Harris. L’acteur tient une place toute particulière dans les deux films évènements de cette fin d’année, Gravity et Snowpiercer.
Chez Alfonso Cuarón, il est une voix. Il guide Bullock et Clooney aux confins de l’espace. Sa présence à la radio est leur seul lien avec la Terre. Deux corps flottants, deux taches blanches presque détachées du cordon ombilical de la Terre et Ed Harris comme seul tuteur. Il les prévient des dangers, il les accompagne dans leur mission ; il personnifie Houston. Mais la catastrophe Apollo 13 a marqué les esprits. Houston s’associe dans l’inconscient à la phrase « on a [eu ] un problème ». Une histoire célèbre qui donnera un film de Ron Howard, où le lien avec Houston était incarné par… Ed Harris, déjà. Et effectivement, pour les astronautes de Gravity, les problèmes arrivent. Des débris détruisent leur station. La communication est rompue. Ils sont à la dérive. Cuarón exploite alors l’image la plus glaçante de l’histoire du cinéma : celle d’un corps à la dérive. Reviennent en tête les morts de 2001 : l’Odyssée de l’espace et de Mission to Mars où un astronaute disparaît de l’écran, lâché dans le vide.
L’homme de l’ombre, Ed Harris, ne peut plus rien pour ses protégés. Littéralement laissés sans voix, Bullock et Clooney sont voués à leur perte. Ed Harris, c’est une divinité qui contredirait sa nature même. Un Dieu non-tout-puissant. Un humain qui a les responsabilités divines de vie et de mort. Dans la grande séquence d’ouverture du film, il est comme une conscience à l’oreille des héros. Il contredit l’adage issu d’Alien, « dans l’espace, personne ne vous entendra crier » car lui, en théorie, les entendra. Seulement, face aux forces du monde des étoiles, un humain, aussi puissant soit-il, ne peut rien.
Ce rêve de toute puissance, Ed Harris le bâtit de manière encore plus évidente dans Snowpiercer. Le nouveau film de Bong Joon-ho imagine les derniers survivants d’une planète entrée dans l’ère glaciaire. Pour survivre, un train en perpétuel mouvement les abrite. Dans les wagons du fond, les pauvres s’entassent. A l’avant, les privilégiés se prélassent. Un homme chapeaute tout cela, Wilford, sorte de grand architecte. Et sans révéler le fin mot de l’histoire, on peut au moins dire que c’est Ed Harris qui s’acquitte de ce rôle. Le voilà qui modèle le monde à son image. Comme dans Gravity, il a entre ses mains des vies humaines. De sa volonté ou de ses compétences peuvent basculer bien des destins. A chaque fois, il le fait tapi dans l’ombre. Personne, dans le train infernal, ne sait à quoi ressemble Wilford. Si Bong Joon-ho utilise finalement la carrure droite et les yeux perçants du comédien, jamais dans Gravity nous ne verrons son visage. Cet ensemble contribue à augmenter l’aura de mystère, voire de mysticisme qui l’entoure.
La parenté de Wilford avec le Christof du Truman Show est troublante. Pour rappel, le film de Peter Weir faisait du quotidien de Jim Carrey une gigantesque télé-réalité. Tout depuis la naissance de Truman n’était qu’artifice pour la télévision. Tous ceux qu’il croisait ne faisaient que jouer. Dans ce monde de toc, Carrey vivait dans l’inconscience. Jusqu’à ce que le système se fissure. Dès lors, c’est à Christof, le grand artificier, de sauver le jeu. Une fois de plus, l’utopie façonnée par Ed Harris chancelle. Sa voix tente de convaincre Truman de rentrer dans les clous. Mais mue par sa volonté de connaître le monde réel, Truman fait fi du désir du démiurge.
Cela fait longtemps que l’acteur américain aime jouer les maitres du jeu. A vrai dire, de La Firme jusqu’à A History of Violence, il aime endosser les rôles de ceux qui détiennent la pièce primordiale du puzzle. Ou qui pensent la détenir. Car les choses échappent tout le temps aux personnages d’Ed Harris. Difficile de savoir s’il faut être en paix ou en conflit maladif avec son égo pour accepter sans cesse de se voir à ce point pris au piège de son propre monde, de ses propres règles. Ses marionettes lui échappent toujours. Comme si le citoyen nous rappelait que peu importe le pouvoir conféré, même despotique, il y a toujours un élément imprévu qui peut vous ramener à votre condition de minuscule être humain.