Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon – Retour à la tragédie
Beyrouth, Liban, Druzes, chrétiens maronites, phalangistes, Bachir Gemayel, chiites, Sabra et Chatila…
Des mots qui résonnèrent pour la première fois dans mes oreilles de jeune collégien, confronté devant l’écran (limité à 3 chaînes) à une guerre civile incompréhensible qui se tenait aux portes de l’Europe : la ligne de front qui se confond avec le trottoir d’en face, des ennemis pratiquement sans uniformes, des rancœurs religieuses ou ethniques déclenchées par des effets domino… Et puis Sabra et Chatila, deux camps de réfugiés palestiniens, remplis de femmes et d’enfants, laissés aux mains de guerriers décidés à commettre une vendetta insensée sous les yeux soigneusement masqués d’une armée régulière ? A 11 ans, c’est définitivement incompréhensible et ça laisse des traces indélébiles dans la compréhension qu’on peut alors avoir de la marche folle du monde.
Sorj Chalandon était au Liban, en 1982, en tant que grand reporter. Il fut l’un des quelques journalistes occidentaux à entrer dans les camps palestiniens au lendemain des massacres de ce mois de septembre. Pour voir, constater aussi froidement que la raison le permet. Pour témoigner. Il en a gardé un souvenir ineffaçable. Aujourd’hui, plus de 30 ans après, il en fait un roman.
Toute la construction du Quatrième Mur conduit inexorablement à Sabra et Chatila. Mais pour arriver au climax de son roman, Sorj Chalandon prend le parti d’imaginer l’utopie d’une pause artistique, d’une parenthèse de réconciliation au beau milieu de cette guerre civile. Cette respiration, ce sera l’idée et le projet de Sam, un juif grec de Salonique, ami du français Georges (Sorj ?) dans la France de 1974. Alors que Georges en découd autant que possible dans les rues parisiennes face aux militants d’extrême-droite, cherchant à casser des genoux pour se venger d’autres cassages de rotules, il fait la connaissance de ce metteur en scène grec, dont la famille fut massacrée par les nazis. Sam apprend à Georges la différence entre ses bastons sans grands enjeux et la réalité de la guerre qui fait risquer la mort à ses combattants. Les années passant, Georges prend sa retraite des combats de rues, range au placard la barre à mine et endosse le costume d’étudiant (longue durée) en Histoire et s’improvise metteur en scène de théâtre. Comme son ami Sam.
« Après avoir épuisé nos certitudes, nous étions orphelins d’idéologie. Et je savais que les lendemains chanteraient sans nous ».
Sam est un idéaliste pacifique. Au début des années 80, alors que la France a élu François Mitterrand, il cherche à monter une représentation d’Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth, jouée par des acteurs issus de tous les camps belligérants. Une utopie, une idée folle. Comment parvenir à réconcilier quelques heures ces partis qui s’affrontent ? Alors que Sam entreprend la mise en œuvre de son projet, il tombe malade. Il obtient depuis son lit d’hôpital que Georges le remplace dans la concrétisation de son rêve. Le jeune français, embarqué dans le long fleuve tranquille d’une vie ordinaire, va devoir se confronter à la réalité de la guerre pour essayer d’obtenir l’impensable : rassembler une troupe de Palestiniens, de chrétiens, de druzes…
L’Antigone d’Anouilh est une pièce parfaite pour le projet de Sam. Écrite et jouée pour la première fois à Paris sous l’Occupation allemande en 1944, revisitant la tragédie antique de Sophocle, elle présente des niveaux de lecture divergents. Du point de vue d’Antigone, jeune femme de conviction s’opposant au prix de sa vie à son oncle le roi Créon, la pièce incarne la Résistance à l’oppression. Du point de vue de Créon, le roi fidèle à ses principes, la pièce incarne le nécessaire et ingrat devoir de respect de l’ordre… Les Allemands y virent ce qu’ils voulaient y voir et autorisèrent la représentation. Mais les Français y entendirent tout autre chose. La pièce d’Anouilh en conserve une aura toujours intacte aujourd’hui. Transposée dans un Liban déchiré, les protagonistes y voient toujours ce qu’ils ont envie d’y voir…
Georges se retrouve rapidement au Liban et rencontre tous les chefs, patriarches, leaders divers et variés pour obtenir leur autorisation de laisser jouer la pièce. Conduit dans Beyrouth par le Druze Marwan, il doit franchir tous les check-points et présenter les laissez-passer que lui a fait confectionner Sam à distance. Au risque de se tromper de papiers : dans une ville où plus rien n’est lisible, montrer les mauvais documents aux mauvaises personnes, c’est courir le risque d’y perdre la vie…
Imane la Palestinienne, Charbel le Chrétien, Nakad le Druze, Khadijah la Chiite, une Arménienne, une Chaldéenne… La troupe précaire rassemblée dans la douleur par Georges finit par se réunir pour une première rencontre en terrain neutre, sous tension, où chacun peine à oublier qu’il fait face à un ennemi potentiel. Puis le projet de représentation semble de plus en plus possible, avec la prise de conscience que ce moment de paix peut permettre aux belligérants, du moins symboliquement, d’imaginer autre chose que la guerre. Jusqu’à ce que l’Histoire les rattrape dans la plus grande violence…
Le quatrième mur, en langage théâtral, c’est cette « façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage ». Dans le roman de Sorj Chalandon, ce mur va voler en éclat, pulvérisé par l’intrusion du réel dans l’utopie de Georges et Sam, ralliés avec difficulté à leur projet par des gens de bonne volonté. Mais il était dit que des forces trop puissantes ne sauraient renoncer à entraîner dans leur spirale infernale ceux qui tentent de s’y opposer. C’est son fidèle ami Marwan qui l’assure à Georges : « Je connais bien la guerre. Elle va chercher ses hommes partout. Même dans la coulisse des théâtres. »
L’engagement, le respect de la parole, l’obéissance à des valeurs, la fidélité… Des axes dominants de l’œuvre de Sorj Chalandon, magnifiés ici par la force implacable des pires crimes de guerre. Le Quatrième Mur, c’est aussi pour Georges la prise de conscience de ce qu’est le combat quand on risque sa vie pour ses idées ou pour une forme de justice dans un monde qui perd la tête. S’engager dans ce genre de lutte, c’est prendre le risque de tout perdre, d’accepter que la vie puisse être sacrifiée pour des valeurs supérieures. C’est choisir d’être Antigone s’opposant à Créon, car elle est « à la fois notre courage, notre obstination et notre perte »… Face aux tragédies qui lui explosent au visage (aux sens propres et figurés), Georges va définitivement perdre son innocence, sa naïveté et son petit monde des idées, fracassés contre le mur de la réalité la plus crue et cruelle qui soit.
« Vous ne savez pas. Personne ne sait ce qu’est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins. On ne voit pas leurs yeux au moment de tuer. On ne les entend pas chanter victoire sur le chemin du retour. »
Jamais peut-être Sorj Chalandon n’aura laissé un de ses romans se faire envahir à ce point par son expérience de grand reporter. Il avait déjà traité par deux fois l’histoire de l’Irlande du Nord dans sa lutte contre la présence anglaise (dans Mon traître et Retour à Killibegs), qu’il a vécue de l’intérieur. Mais Le Quatrième Mur est, dans sa dernière partie notamment, hanté par des événements qui ont profondément touché Sorj Chalandon, au point peut-être de penser que ses romans précédents n’étaient que des contournements qui mèneraient progressivement leur auteur à laisser parler enfin ce qu’il ne parvenait plus à enfouir. Sur un argument théâtral assez finement exploité, Sorj Chalandon bascule d’une certaine manière du roman au récit. Pour témoigner, encore. Car témoigner, raconter la vérité des faits, aussi dramatiques et insupportables soient-ils pour les yeux qui les contemplent, c’est s’assurer que l’impossible oubli de ces atrocités puisse au moins servir à quelque chose.
« Un jeune m’a aidé à me relever.
– Il faut garder les yeux ouverts, m’a-t-il dit en anglais.
– On a toujours deux yeux de trop. »
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