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WWJD pour « What would Jesus do ? », ou « Que ferait Jésus ? », est un des leitmotiv des chrétiens évangélistes américains. Jeffrey Lewis, lui, préfère se demander : « Que ferait Pussy Riot ? » sur sa dernière chanson. Un coup de gueule entre ping-pong verbal façon cheerleaders sous amphétamines avec ses deux partenaires de The Rain, Isabel Martin et Heather Wagner, rap fiévreux, punk rock et auto-samples noisy de sa guitare en bois bidouillée. “WWPRD” commence en cri d’indignation face au sort des deux membres toujours embastillées du collectif féministe d’agit-punk, dont il salue le courage et l’intégrité sans verser dans la martyrologie béate : « On peut ne pas partager toutes vos convictions/On peut même avoir des différends/Mais ce qui ne se discute pas/C’est la bravoure de vos actes. […] Ces femmes sont mes héros et le monde a besoin de héros punk rock. Danser le rock et hurler/De pair avec une vraie rébellion. » Et puis Jeffrey et ses complices enchaînent sur un constat accablant : « Qu’est-ce qui se passe ici aux States/Où la culture se fait collabo ?/Quand je vois des groupes vendre des bagnoles/Et Best Coast qui vend de l’alcool/Toute cette prétendue contre-culture/N’offre pas de meilleurs mondes qu’on puisse choisir. Un monde meilleur où l’on puisse vivre/Pas celui qu’on veut bien nous donner. » Pas question de baisser les bras pour autant. « Vous êtes la star, rappelle-t-il à ses petits camarades, c’est vous qui définissez ce que sont les valeurs. […] L’art est une inspiration, et Pussy Riot me montre pourquoi/Car l’inspiration est toujours/Ce que les “un pour cent” ne peuvent s’offrir. » Toutes ces réflexions étant ponctuées de : « Demandez-vous et je me demanderai/Que ferait Pussy Riot ? »

Poser et se poser frontalement et non sans lucidité des questions d’éthique, de morale, de responsabilité, de politique en somme, quitte à passer pour un idéaliste ou un naïf, c’est sûr que ce n’est plus très courant en musique de nos jours. Et c’est aussi casse-gueule. « Je peux avec enthousiasme reprendre des chansons de Phil Ochs, Crass ou de Woody Guthrie, mais lorsque j’écris les miennes, je me sens rarement assez sûr de moi pour penser que j’ai l’autorité de dire aux gens ce qu’ils doivent faire », écrivait-il en 2008 dans les pages Opinions du New York Times.

“WWPRD” n’a pas échappé à la sagacité du Guardian, qui a demandé dans la foulée à Jeffrey Lewis une BD où il lui faudrait imaginer la réaction de Pussy Riot face à cinq questions d’actualité.

Jeffrey Lewis/The Guardian

Jeffrey Lewis/The Guardian

Le bonhomme est en effet autant dessinateur de comics que musicien. Et les deux aspects de son art ne demandent qu’à se rencontrer, ce qui est n’est pas la moindre de ses particularités. Pour en avoir un exemple, pas la peine d’aller plus loin que la face B de “WWPRD”, avec “The Fall Of The Soviet Union”. Un titre qui est à la base un de ses lo budget movies – une chanson illustrée d’une BD grand format qu’il feuillette en concert. Et une petite leçon d’histoire distrayante qui s’inscrit parmi les multiples parties de son “Histoire complète du communisme”. Distrayante, mais aussi parfaitement informée, à tel point que le History Channel américain l’a postée sur son site, au milieu d’une dizaine d’autres, sur les sujets les plus divers : la Renaissance, la chute de Rome, Marco Polo, la Révolution française ou Sitting Bull.

C’est ainsi : c’est une perpétuelle tempête sous la casquette qui cache désormais une légère calvitie de ce pur rejeton du Lower East Side new-yorkais. Digne fils de son père aussi, avec son frangin Jack, qui fut longtemps son sparring-partner musical favori. Un sacré bonhomme, papa Lewis, comme on peut le découvrir au fil des Stories My Dad Tells pas piquées des vers qui émaillent les recueils de comics de Jeffrey, intitulés Fuff ou Guff. Un authentique beatnik qui fit partie des premiers manifestants contre la guerre au Vietnam au tout début des sixties, et s’évada pour tailler la route au Maroc et en Europe, au guidon de sa fidèle moto Triumph, plutôt que d’être appelé par l’oncle Sam casser du coco indochinois.

Le quartier historique des beatniks, de la renaissance folk et des premiers punks, entre autres, Jeffrey en a dressé la généalogie musicale dans “A Complete History Of Punk Rock In The Lower East Side 1950-1970”. De Harry Smith, excentrique collectionneur à l’origine de la très influente Smithsonian Anthology of American Folk, à l’ouverture du CBGB, en passant par le Velvet, les Holy Modal Rounders, David Peel ou les New York Dolls, c’est une sacrée galerie de portraits de freaks et d’inspirateurs qui dessine l’ADN musical de Lewis. Et c’est encore là, dans l’East Village, lors des soirées micro ouvert du Sidewalk Café, berceau de l’anti-folk, qu’il a fait ses débuts de chanteur à la fin des années 90, non sans signaler ses passages par des flyers qu’il illustre de ses comics, réminiscents de l’esprit libertaire et délirant de Crumb, Shelton et autres visionnaires des sixties, avec en sus un amour des monstres à tentacules de science-fiction et des défis gratuits. La scène et l’étiquette anti-folk existaient depuis plusieurs années, à vrai dire, et n’ont qu’une signification assez vague, l’anti étant important plus que le folk, à vrai dire. Anti conventions (…), anti joliesse gratuite, le plus important étant la sincérité, l’absence d’afféterie. L’étiquette, pas franchement encombrante, restera surtout attachée à sa génération de musiciens vite liés par des liens d’amitié, dont les Moldy Peaches (Adam Green et Kimya Dawson) et Herman Düne sont les plus connus, adeptes, au moins au départ, des K7 puis des CD-R faits maison et lo-fi.

Jeffrey ne dépare pas, avec son mélange de pure fantaisie et de chansons à la première personne qui reflètent vulnérabilité, malaise et solitude, un éternel questionnement sur l’art, mais avec une distance et un humour sarcastique qui les éloignent de toute complaisance. Des chansons difficiles à tout à fait apprécier ici si l’on ne comprend pas bien l’anglais, au risque de passer à côté de textes poétiques et fleuves truffés de notations cocasses, et de s’attarder surtout sur sa voix un peu monocorde et nasillarde n’entretenant parfois qu’un flirt pudique avec la justesse. Une voix vraie, en somme, une voix de juste plutôt qu’une voix juste.

Si l’étiquette anti-folk a pu rester, Jeffrey n’est pas pour autant adepte du surplace, en proposant des disques de plus en plus fouillés – simplicité de moyens ne signifiant pas manque d’ambition artistique. Lorsque des références folk sont explicitement évoquées, c’est juste comme point de départ. “The Chelsea Hotel Oral Sex Song” brode ainsi autour du ‘Chelsea Hotel #2” de Leonard Cohen et de sa fameuse pipe, mentionnée par une fille dans la rue qu’il se met à draguer timidement, tandis que “Williamsburg Will Oldham Horror” est un vertigineux et hilarant talking-blues imaginant une rencontre de hasard avec le Palace Brother (ou un sosie) à qui il prend la tête… et qui finit par le violer. Côté punk, les pistes sont aussi faussées. Si l’album 12 Crass Songs revisite en effet le répertoire du très primaire (musicalement) collectif anarcho-punk anglais, c’est en lui apportant une fraîcheur mélodique à mille lieues des originaux, qui prend à rebrousse-poil les tenants de l’orthodoxie cuir clouté/épingles à nourrice, mais rend aussi plus limpide le message.

C’est sa façon à lui d’aller au-delà du simple hommage, que l’on retrouve aussi bien dans deux de ses BD musicales, “The Legend Of The Fall”, histoire express de l’atrabilaire et irrécupérable Mark E. Smith, et le “Lo Budget Documentary on K Records”, le fameux label de Calvin Johnson, âme de Beat Happening et des Dub Narcotic Sound Studios. Ou encore, pour repasser du côté des comics, le lo-budget biopic consacré à Alan Moore, le très perché scénariste de BD et de romans graphiques qui a notamment créé les Watchmen, sujet de son mémoire de littérature anglaise.

« Je peux avec enthousiasme reprendre des chansons de Phil Ochs, Crass ou de Woody Guthrie, mais lorsque j’écris les miennes, je me sens rarement assez sûr de moi pour penser que j’ai l’autorité de dire aux gens ce qu’ils doivent faire »

Dans tous les cas, il s’agit de mavericks, d’égarés hors du troupeau, d’incapables de se glisser dans un conformisme de l’anticonformisme, d’indécrottables utopistes. Mais qui réussissent toujours, à leur façon, à se frayer un chemin sans renoncer à leur éthique, en mêlant le personnel et le politique. Après tout, rien n’est plus politique et universel que ce qui est personnel. Et c’est une leçon qu’il a su retenir. Au-delà des productions maison des tout débuts, il garde tout le contrôle sur ses disques, dont il concède la licence à Rough Trade, organise toujours ses tournées lui-même en faisant du couch surfing chez qui veut bien l’héberger, autoédite ses comics qu’il vend aussi bien lors de ses tournées que sous forme de téléchargement numérique. Et s’il doit mettre un peu de beurre dans les épinards, ce n’est pas en cédant aux sirènes du capital qu’il fustige dans “WWPRD”, mais en dessinant pour ses amis musiciens ou divers magazines et en donnant des conférences sur la BD.

En mêlant intimement sa vie et son œuvre, la création et la réflexion, Jeffrey Lewis peut apparaître comme le dernier beatnik. Et comme une sorte de Jiminy Cricket du rock indépendant, si l’on accorde encore quelque sens à ce terme, qui se contrefout de paraître cool comme de sa première casquette de baseball. Quelqu’un qui, s’il n’a pas toutes les réponses, pose au moins les bonnes questions.