Un ami m’a prêté un petit livre jaune. L’empereur des Ming de WU Han. Une biographie historique, un genre que je ne lis JAMAIS. C’est une erreur, je le confesse, car c’est intéressant, distrayant (oui, oui…) et éclairant.
Il s’avère que cet ami, féru d’Histoire, s’intéresse de près aux dictateurs en tous genres (sans que le moins du monde cet attrait ne dissimule de tendances discutables ou inquiétantes… il s’agit en l’espèce d’un centre d’intérêt tout aussi honorable que celui qui consiste à faire partie de l’Association Amicale des Amateurs d’Andouillettes Authentiques, du fan club de Sodom ou des aficionados de Thé ou Café… bref, cet homme est ouvert, soucieux de compréhension du monde et fréquemment révolté par l’injustice qu’il y constate chaque jour, donc un humaniste indiscutable, flûte ! on a quand même le droit de s’intéresser de près aux dictateurs en ce qu’ils ont de plus inhumain, d’incompréhensible et de fascinant… fin de la parenthèse).
L’Empereur des Ming est consacré à l’histoire de la Chine, plus précisément à la 2ème partie du XIVème siècle, au moment où les Mongols dominent le pays grâce à la complicité très intéressée de seigneurs et de fonctionnaires corrompus. La Chine est donc sous influence étrangère, en l’espèce sous celle de types amateurs des chevaux et des catogans (tout cela est bien naturel, en somme, de rendre un hommage capillaire à son animal de prédilection), qui probablement auraient dansé de nos jours en s’esclaffant un bon petit « Gangnam Style ». La Chine dont il est ici l’objet souffre de mille maux : invasion de sauterelles, famines, impôts et taxes largement supérieurs à 75%, sécheresse et tout et tout… Force est de constater que la Chine de l’époque, c’est assez peu festif.
Au beau milieu de ce que qu’on peut qualifier de « période pas faste » grandit un jeune homme, Zhu Yuanzhang, fils de paysan rapidement orphelin, gardien de troupeau puis moine-errant (entré en religion par stratégie de survie plus que par réelle envie de servir les Cieux) et qui, à la faveur de rencontres diverses, va se transformer en chef de bande, en conseiller de seigneurs de guerre puis en seigneur de guerre lui-même (je me permets des ellipses, vous l’aurez noté). Endurci par l’école de la route de campagne, le garçon révèle des qualités de sang-froid, de détermination, de malice et de courage qui vont le rendre incontournable au beau milieu des rébellions paysannes (« l’Armée des Turbans Rouges », une sacrée bande de cocos avant l’heure, ceux-là, genre Longue Marche pré-Mao…) qui se lèvent partout dans le pays pour bouter hors de Chine l’envahisseur mongol. Plus étonnant pour l’époque assez portée sur les massacres en tous genres, Zhu va intimer l’ordre à ses troupes de se comporter de manière correcte avec les populations des villes reconquises. Là où le viol et le pillage font presque office de norme acceptable pour l’époque, Zhu va interdire toutes ces exactions, s’attirant ainsi la bienveillance de la Chine d’en bas. Accumulant les victoires et éliminant tour à tour tous ses rivaux, Zhu Yuanzhang va s’imposer à la tête de la Chine et se proclamer Empereur, le premier de la dynastie des Ming…
WU Han décrit dans toute la première partie de sa biographie la trajectoire d’un homme, certes ambitieux et mu par un besoin vital de conjurer le mauvais sort, mais rompant avec des mœurs guerrières effrayantes pour s’attirer la sympathie de son mouvement de reconquête. Jusqu’ici, on lit une sorte de compilation de L’Art de la Guerre et du Prince de Machiavel. L’Empereur s’est payé une bonne revanche sur sa chienne de vie, à la force du poignet. Bien ouej, Zhu, tu as su prendre l’ascenseur social.
C’est alors qu’on bascule en mode stalinien, version supplice chinois, et que Zhu révèle la nature profonde de son rapport au pouvoir… Où l’on (re)découvre que la tyrannie est probablement le plus vieux métier du monde.
Une fois Empereur, Zhu sombre dans une forme de folie sanguinaire et paranoïaque : il met en place un système de surveillance des citoyens d’une perversité et d’une sophistication dingue qui aurait fait pâlir d’envie les membres les plus zélés de la STASI, il élimine tous ses conseillers les plus proches, y compris ceux qui l’ont aveuglément suivi sans férir depuis ses premiers pas militaires, il invente des tortures atteignant un degré ludique assez stupéfiant (avec quelques petits côtés « Intervilles » parfois, notamment le coup du rondin de bois recouvert de graisse et suspendu au-dessus d’un feu, parcouru quelques secondes par un malheureux condamné avant de se transformer en grillade…), il définit un mode de gouvernance basé sur le slogan « La Chine aux Chinois » (tiens donc ?), il enquille exécution sommaire sur exécution sommaire, il met en place une école de formation des fonctionnaires où survivre, en tant que professeur ou élève, était plus compliqué que de sortir vivant d’une charge au coton-tige dans les tranchées de 14-18, il interdit de fait l’usage de certains mots à sa cour sous peine pour les bavards de se faire trucider sans autre forme de procès (pendant 13 ans, un idéogramme de travers et hop ! décollation !)… Seule sa famille a droit à sa relative clémence, sachant que grâce à la tradition assez peu monogame des concubines, Zhu pouvait invoquer une descendance s’apparentant aux normes en vigueur chez les léporidés…
« Le meurtre avait été le but de son existence. Tuer, toujours tuer : jamais il ne s’en était lassé. C’était son idée fixe, sa manie, son obsession et celle de son entourage, car il avait tellement assassiné, exterminé, écrasé, égorgé, décapité, éventré, que nul, à ses côtés, n’osait plus respirer. (…) Il avait construit son empire sur une montagne de cadavres, montagne qui constituait pour lui la base la plus solide, la plus inébranlable ». Lucide, il déclare en 1395 : « Il faut toujours faire peur aux gens pour les amener à obéir ».
Le premier des Ming est devenu un héros dans sa conquête du pouvoir, il est ensuite devenu un tyran dans son exercice. Il est passé d’une énorme envie de l’obtenir à une colossale peur de le perdre…
Forcément, face à la lecture d’un tel profil psychologique, se pose la question de ce qui façonne et constitue le moteur de ces hommes qui veulent diriger, quelles que soient les époques où ils ont vu le jour, du dérèglement qui s’est imposé en eux pour qu’ils sombrent dans le pire, abandonnant toute empathie au profit d’un surmoi totalement freestyle qui ne s’interdit plus rien (pardonnez cette variation freudienne assez peu contemporaine de l’époque des Ming…) et que personne ne parvient plus à refréner. Plus largement, la certitude d’être dans le vrai, confirmée par l’accession au pouvoir (quelle qu’en ait été la méthode) et associée à une authentique peur fondamentale, semble constituer les ferments de la folie tyrannique. Mais l’Histoire regorge de personnages sordides, et un survol rapide du XXème siècle confirme la méfiance qu’il faut avoir à l’égard des ambitions trop affirmées. Rien de bien nouveau, finalement, chez l’Empereur des Ming qui n’ait déjà été vérifié des dizaines de fois dans un manuel d’Histoire, si ce n’est un certain sens du climax pervers.
Au moment de tirer la morale de cette biographie en évitant de sombrer dans l’enfonçage de portes ouvertes (« les dictateurs, c’est rien que des méchants mais c’est normal rapport à leur Œdipe un peu bancal… »), je n’ai pu résister à une bonne petite recherche de citations sur le Pouvoir. On trouve des choses intéressantes de la part de penseurs divers tels que Platon, Kant, Fidel Castro ou Henry Kissinger. Mais j’élirai celle-ci, émanant de Pittacos de Mytilène (un sage grec plein de retenue qui abdiqua de son gouvernement car « il est trop difficile d’être toujours vertueux »), pour essayer de synthétiser mon état d’esprit au moment de refermer L’Empereur des Ming : « Pour connaître un mortel, donne-lui du pouvoir ».
C’est très juste, Pittacos, mais une fois qu’on lui a donné, contrairement à toi, il renonce généralement à le rendre…
PS : Merci à Valéry B. pour ses bons conseils de lecture.