2013 au cinéma : à cœur et à cris
Adèle, Robin, Lore, Maya, Ewa, Marina, en 2013, les héroïnes nous auront séduites comme jamais. Leurs alter ego s’appellent Adèle Exarchopoulos, Robin Wright, Saskia Rosendahl, Jessica Chastain, Marion Cotillard ou Olga Kurylenko, soit presque toute l’essence du cinéma de cette année. Une année marquée par l’amour sous toutes ses formes. L’amour homosexuel bien sûr, avec le porte-étendard La Vie d’Adèle. En glanant la Palme d’or à Cannes, le film de Kechiche a répondu aux grincheux qui, dans la rue et dans les médias, refusaient l’égalité de l’accès au mariage. Un geste politique fort, porté par un vrai morceau de cinéma, ample, lyrique, déchirant. Paradoxalement, c’est en se débarrassant de toute logique polémique dans son propos que le film a su se rendre universel. L’homophobie y est peu abordée. Ce qui s’y dessine, c’est le drame inhérent d’un amour sclérosé par les classes sociales. L’amour homosexuel masculin aura aussi eu ses hérauts, grâce à l’Inconnu du Lac et Ma vie avec Liberace. Dans les trois cas de figure, plutôt que de stigmatiser le désir, on lui attache un bagage de cruauté inouïe. C’est la scène de rupture entre Adèle et Emma, c’est la mise à l’écart de Scott (Matt Damon) quand Liberace ne veut plus de lui, c’est le crime passionnel chez Guiraudie.
A chaque scène d’étreinte se répondait une scène de cris, de pleurs ou de fureur. L’étreinte n’est pas un moment de bien-être, il est un instant qu’on risque de perdre. Comment survivre à la disparition de son enfant, c’est la question que posent en choeur Alabama Monroe et Gravity. La descente aux enfers du couple belge se solde par une tentative de la mère de se construire des parois, en se rendant hermétique au monde. D’une certaine manière, elle n’a pas le choix, elle doit vivre avec sa souffrance. Celle de Ryan Stone (Sandra Bullock) dans Gravity est plus silencieuse. Alors qu’elle fait face à des débris spatiaux, elle vit avec sur la conscience la mort de son enfant. La question d’être un bon parent ne se pose plus. Selon elle, elle a été une mauvaise mère. Elle a échoué. Alors, quand, perdue dans l’espace, elle doit avoir foi en la vie pour s’en sortir, elle n’y arrive pas. Rien ne l’attend sur Terre. Pourquoi ne pas tout abandonner ? Pourquoi ne pas se laisser mourir dans l’immensité noirâtre de l’Univers ? Soyons honnête, à sa place, nous aurions certainement baissé les bras.
Perdre racine
C’est dans l’amour de la transmission que le courage se trouve, presque à chaque fois porté par des femmes (sauf dans After Earth et Il était temps, où c’est au père de servir de passeur). Dans les trois plus beaux films de l’année, la même ferveur gagne : celle d’accepter par amour pour les siens le sacrifice du déracinement, de renoncer à ses limites morales.
C’est d’abord le cas dans A la Merveille, où Malick prolonge son exploration du déracinement. L’amour que ressent le personnage de Marina pour Neil s’effrite dès lors que ce dernier et que la fille de Marina (issue d’une première union) ne parviennent pas à s’épanouir ensemble. Lui ne cesse de jouer au père sans vraiment y parvenir, la petite souhaite quitter les États-Unis et regagner la France. Et à la fin, plus personne ne se sent à sa place. Le sacrifice de Marina, c’est de renoncer à ses repères, de renoncer à sa fille pour tenter d’être heureuse sur la Terre promise. Une promesse bien évidemment déçue.
De déracinement et de cellule familiale, il en est aussi question dans Lore, le superbe film de Cate Shortland, passé trop inaperçu. Lore est une jolie adolescente, d’apparence douce. Sauf qu’elle vit en Allemagne à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et que, élément capital, ses parents sont des dignitaires nazis. Elle a grandi avec une éducation tournée vers l’aryanisme, et le culte du Fürher. Mais, alors que les alliés prennent possession de l’Allemagne, elle doit taire ses opinions si elle veut sauver ses frères et sœurs. Laissée-pour-compte avec sa fratrie, Lore doit à la fois se départir de son bagage moral et se reconstruire en fuyant à l’autre bout du pays. La superbe du film tient à ne pas choisir la facilité morale qui consisterait à fonder son récit sur un simple périple de pénitence.
Le sacrifice le plus total, le plus bouleversant, le plus effrayant aussi, c’est celui de Robin Wright dans Le Congrès. Dans un monde où des avatars virtuels remplacent les comédiens de chair, l’actrice se voit confrontée à un dilemme : soit elle continue de rester au ban de l’industrie cinématographique, soit elle consent à ce que son avatar la remplace. Elle accepte afin d’avoir les moyens de soigner son fils malade. Le stade suivant de la disparition de la chair, c’est de droguer les populations dans des hallucinations collectives où chacun mène la vie qu’il veut. Mais passer de l’autre côté de la matrice, comme il fallait choisir la pilule bleue ou rouge dans Matrix, c’est choisir entre la conscience douloureuse du réel et l’illusion trompeuse de cet au-delà. Et que sort-il de ce grand poème philosophique ? Que sous couvert de dire « tout est possible », rien ne l’est vraiment. Peu à peu, le Congrès se resserre en drame familial poignant. Wright tente de retrouver son fils, en vain. Plutôt que de souffrir de son absence, elle préfère revivre à travers lui, comme si sa mission d’héritage échouée se compensait en s’imaginant revivre en lui. Lu ainsi, cela peut paraître abscons, voire crétin. C’est en fait tétanisant d’évidence, empli de sensoriel et il y avait bien longtemps qu’un film ne nous avait pas paru aussi plein, aussi total, aussi triste aussi.
Toutes tes joies, toutes tes souffrances
Si le Congrès paraît répondre à Gravity quant à l’avenir des acteurs, les deux films arrivent au même cheminement sur la renaissance : celui d’une femme, porteuse d’espoir. Les chemins de croix que traversent communément Marina de A la Merveille, Ewa de The Immigrant et Lore rappellent que pour parvenir à la plénitude, pour atteindre le bonheur, on accable les femmes aussi pour ce qu’elles sont aux yeux des hommes. Pendant que les Pussy Riot croupissaient en Sibérie, pendant que des femmes ministres noires (en France comme en Italie) se faisaient insulter de guenons, pendant qu’un bas-de-plafond de la radio NRJ confondait drague de rue et agression sexuelle, on voyait Ewa se faire réprimer pour morale impure, on entrevoyait Marina subir les violences de son mari, on observait les tremblements de Lore craignant le viol dans un pays en plein chaos. Au-dessus de la mêlée, des femmes de pouvoir, pour le meilleur comme pour le pire : l’une d’entre elles tenait tête aux cols blancs de la CIA et organisait la capture de Ben Laden (Jessica Chastain dans Zero Dark Thirty), une autre jouait la garce et maltraitait Naomi Rapace (Rachel McAdams dans Passion), une troisième évoluait dans l’ombre gargantuesque de son mari gourou de secte (Amy Adams dans The Master).
Chez les Wachowki, c’est une femme qui mène la Révolution pour sortir la Corée d’une dictature digne de Fahrenheit 451 (Cloud Atlas). D’ailleurs, pour Larry Wachowski, il ne lui était plus possible de faire sa mue en tant qu’Homme, du coup, il est devenu femme. Une femme puissante et intelligente de surcroît.
Année passionnante où malgré toute la puissance de l’évocation et de l’évasion, le cinéma aura ramené ses spectateurs à des considérations triviales, où la boue se sera liée à l’aérien, où le rêveur aura dompté le réel (No, Frances Ha). L’exemple parfait aura été Enfance Clandestine, autobiographie sur les souvenirs d’un enfant de résistants lors de la dictature argentine. Le film illustrait le plus insoutenable par des images animées proche de la bande dessinée. La violence de l’image n’était pas atténuée, simplement, le regard de l’enfant, qui essaie d’en rester un, prenait le pas sur la simple illustration politique. Se cacher pour ne pas voir le monstre, c’est à la fois ce que raconte la fuite en avant des filles de Spring Breakers, les aventures de Momo (Lettre à Momo) — qui finit par utiliser les monstres pour panser les plaies — et la plus belle scène de Pacific Rim. Dans le film de Guillermo Del Toro, par ailleurs bourrin et simplet, l’héroïne revit comme un cauchemar son traumatisme d’enfance. Dans un décor de guérilla urbaine où tout est détruit, elle se cache pour échapper au monstre sorti des entrailles de la Terre. L’instant est glaçant, digne de l’apparition du T-Rex dans Jurassic Park. C’est peut-être l’une des images les plus foudroyantes de l’année, parce qu’elle condense toute la terreur de la fragilité humaine.
En écho résonne l’autre grande scène de l’année, dans Le Congrès — encore. Harvey Keitel aide Robin Wright à exprimer un panel d’émotions pour la performance-capture. Il commence par la joie en racontant ses manipulations de jeune loubard qui exploitait les faiblesses de ses camarades. Puis vient sa rencontre avec l’actrice : « tu étais parfaite pour moi. Belle comme un ange. Avec la pire faille qu’une actrice peut avoir : la peur ». Le visage de Wright se ferme. Elle comprend que sa vie n’est qu’un vaste drame. Keitel enchaîne : « Puis tes enfants sont nés. Et soudain, tu as cessé d’avoir peur. Je ne m’étais jamais senti aussi abandonné ». La force de transmettre, c’est celle de surmonter les peurs les plus titanesques. Une mère pourrait défaire un monstre, un parent aimant pourrait succomber les armes à la main et s’en sentir heureux. C’est sur cette conclusion que se referme le discours de Keitel à propos de la capture des émotions, et que se referme par la même occasion notre année cinéma : « c’est ta dernière performance. Et pourtant, je crois que ça va te sauver. De toutes tes peurs. De tous tes démons. Tu ne méritais pas ça. »
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