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Sorcerer : voyage au bout de l’enfer

Par Axel Cadieux, le 11-12-2013
Cinéma et Séries
Ce papier dévoile des éléments de l'intrigue du film.

Hollywood, milieu des années 70. William Friedkin est un prince, auréolé des succès consécutifs de French Connection et L’Exorciste. Universal et la Paramount s’unissent pour produire son prochain projet, qui s’annonce démentiel : une variation autour du Salaire de la peur de Clouzot, en plus violent, plus étrange, plus fou. Le tout pour un budget de 22 millions de dollars, colossal pour l’époque. Après un tournage homérique, dans des conditions dantesques, Sorcerer (Le Convoi de la peur en français) sort le 24 juin 1977 aux États-Unis. Un mois après Star Wars. De manière complètement inattendue, le phénomène de George Lucas avale et vampirise le film de Friedkin. Le premier connaît un succès planétaire, engendre une véritable saga ; le second ne trouve pas son public, est rapidement relégué aux oubliettes et reste quasiment invisible durant de longues années.

Comment expliquer un tel désastre ? Les stars initialement envisagées (Steve McQueen, Lino Ventura, Marcello Mastroianni) se sont certes désistées mais qu’importe, Friedkin était censé assurer la réussite du projet, à lui tout seul. En 1977, son nom renvoie encore aux crises de panique lors des séances de L’Exorciste, à l’adoubement critique de French Connection. Sorcerer pâtit probablement, en réalité, d’une méprise sur sa nature même : vendu comme un pur film d’action, il s’agit plutôt d’une expérience hypnotisante, parfois inconfortable, parsemée de choix de mise en scène déstabilisants doublés d’un discours d’une noirceur inouïe. L’Exorciste, au moins, se voulait ouvertement terrifiant. Sorcerer, lui, distille son venin sans prévenir, vire rapidement le masque de la bienséance pour sortir les crocs. Ce devait être l’histoire de quatre fugitifs, tous malfaisants, chargés de transporter de la nitroglycérine à bord de deux camions en pleine jungle sud-américaine. Au moindre choc, tout explose. Friedkin assure et produit le suspense attendu mais se détache rapidement des enjeux liés à la survie pure pour plonger dans le mysticisme et la magie noire : son film est un objet dégénéré, organique, allumé par le son de Tangerine Dream et peuplé de visions hallucinatoires.

Dès le début du périple, une sculpture arborant un terrible rictus, cachée dans les feuillages, observe le cheminement du quatuor frappé par la malédiction. Les deux camions, véritables passeurs du Styx, ont des capots qui se confondent avec une gueule béante aux dents acérées. Les sorcerers, les sorciers, ce sont eux – le mot est d’ailleurs inscrit sur l’un des véhicules. Ils mènent leurs occupants jusqu’aux tréfonds de l’enfer, laissent croire aux hommes qu’ils sont les conducteurs alors que c’est l’inverse qui opère : les passagers sont contraints de répondre de leurs actes, sommés par une instance supérieure de danser avec la mort. En témoigne ce plan terrible où l’un des fugitifs est agenouillé sur un pont branlant, face au camion, qu’il croit guider alors qu’il est à deux doigts de se faire dévorer telle une victime sacrificielle. Cette force-là, planante et menaçante, c’est la nature même qui se déchaine tel un dieu panthéiste en colère, punit les siens en jonchant leur chemin d’obstacles. C’est aussi la mise en scène de Friedkin, qui épouse la fureur des éléments. Alors que l’ultime survivant (Roy Scheider) est perdu dans un paysage lunaire, le rire sardonique d’un cadavre encore chaud retentit à ses oreilles et des images de son passé de criminel se superposent à son visage. Ce qu’il trouve au terme de cette épopée, c’est finalement un miroir réfléchissant ses propres démons, avec lesquels il doit désormais apprendre à vivre.

En lieu et place d’un film d’action, d’une simple lutte pour la vie et pour l’argent, le cinéaste accouche d’un chemin de croix expiatoire, au bout duquel doit se trouver la rédemption pour les personnages encore debout. C’est alors l’une des images les plus fortes du film qui émerge : le personnage de Roy Scheider finit le trajet à pied, de nuit, les bras chargés de nitroglycérine. À bout de force, aux abords de la civilisation, il s’effondre. En arrière-plan, un gigantesque geyser de feu inonde l’écran, magnétique. Cet homme-là a traversé le royaume d’Hadès, a connu la damnation pour avoir le droit de vivre, de nouveau, autrement. Il se réveillera vêtu de blanc, victorieux. Mais Friedkin est un fataliste hargneux. Alors que son guerrier, dans la dernière scène du film, propose dignement une danse à une vieille femme, des mafieux arrivent dans le village, probablement pour lui faire payer le prix de ses actions passées. On n’échappe pas à son destin, dit Friedkin. On n’échappe pas au sorcerer, à ce totem au sourire démoniaque, aux puissances supérieures qui appellent à la responsabilité. Ce regard sans concession, sévère et lumineux, n’a pas eu sa chance en 1977. Trop dur, peut-être. Trop audacieux. Près de quarante ans plus tard, le film ressort de l’ombre. Restauré, magnifié, plein de vigueur. Il n’a jamais été aussi vivant.