The Immigrant : journal d’une fille perdue
Sortie le 27 novembre 2013. Durée : 1h 57min
Quand James Gray rencontre Marion Cotillard, il ne l’a jamais vu dans le moindre film. Il se dit juste qu’elle a ce visage des grandes actrices du muet. Effectivement, les grands yeux de Marion rappellent Louise Brooks, Lillian Gish ou Mary Pickford. Mieux. Que retient-on du jeu de Cotillard ? Qu’elle pleure tout le temps, parfois trop. Par définition, l’époque du muet se caractérisait par l’absence de dialogues. Les larmes devenaient alors, avec les sourires, les principales armes d’expressivité. James Gray a écrit The Immigrant pour Marion Cotillard, en lui fabriquant un grand rôle du muet. Sauf qu’il lui adjoint des dialogues, souvent poétiques, parfois métaphoriques. Résultat, jamais elle n’avait été aussi juste.
Dans The Immigrant, Ewa est une émigrée polonaise qui débarque, au début des années 1920, avec sa sœur sur la Terre Promise – plus connue sous le nom d’Amérique. Comme un pont supplémentaire vers le muet, le film évoque directement une autre oeuvre du même nom où Charlot rencontrait une migrante s’occupant de sa mère souffrante. Chez Gray comme chez Chaplin, l’arrivée à New-York de ces étrangers ne signifie pas la fin du périple. Ce n’est que le début d’un chemin de croix où l’intégration s’assimile au Salut. New-York y est filmé comme un purgatoire. Gray rend ce sentiment palpable par la froideur étouffante du décorum. Darius Khondji, à la lumière, offre une image sépia, pleine de brume et de blancs saturés jusqu’à écoeurer dans sa stylisation mal dosée. Il y a une dimension agressive pour l’oeil, comme si la rétine se brûlait aux confins des enfers. Ellis Island, premier endroit visible de cette Amérique, ressemble à l’île de King Kong.
Culpabilité et déracinement
Le parcours d’Ewa n’est pas sans rappeler celui du personnage de Louise Brooks dans Journal d’une fille perdue de Pabst. Dans les deux cas, une femme, rejetée par sa famille, déracinée de chez elle, se retrouve à se prostituer pour survivre. La malchance se mêle aux atrocités du quotidien. Chaque espoir est déçu. Seul le mensonge et les faux-semblants leurs permettent de se sauver. Sauf que là où Brooks gardait une forme de virginité aux yeux de Pabst, Gray s’interroge plus profondément sur la culpabilité. Ewa n’est pas seule dans sa tentative de retrouver sa sœur. Dès son arrivée à Ellis Island, un mystérieux Bruno (Joaquin Phoenix) lui vient en aide. Manipulateur, proxénète, chien fou, cet homme aurait de quoi être détestable. Sauf qu’il est peut-être le plus complexe des personnages créé par Gray. Bruno incarne le poids de la culpabilité des anciens juifs d’Amérique. Il agit par amour sincère pour Ewa, un amour narcissique. Il déplace des montagnes pour elle, joue avec ses relations, sacrifie même son amour-propre. Le paradoxe, c’est que sa débauche d’énergie apparaît toujours comme répugnante pour la Polonaise. Car pour un service rendu, combien de sévices subis ? Phoenix la mange dans le cadre, il lui force la main, ne lui laisse aucune décision réelle. Comme cette première fois où elle devra se prostituer : en bon chanteur, il lui fait miroiter que, pour sauver sa sœur, elle doit gagner cet argent sale.
La culpabilité et le déracinement ont toujours torturé Gray, de Little Odessa à Two lovers. La plus grande qualité du cinéaste est de ne jamais condamner aux gémonies ses personnages, mêmes les méchants. Dans The Yards, il a foi en la rédemption de Leo. Dans La Nuit nous appartient, il garde une tendresse pour le mafieux russe Jumbo. « Je te jure que je ne savais pas que c’était ta famille » dira ce dernier au moment de rendre des comptes à son fils de cœur. Et on le croit. Le but n’est pas d’ériger la culpabilité comme une tare qu’il faut condamner. Il suffit de l’expier. Dans la plus belle scène de The Immigrant, Ewa se rend à l’église et se confesse. Devant son incapacité à expier sa faute, elle s’en remet sans le vouloir à Bruno, qu’elle déclare pourtant détester. A cet instant, elle est filmée comme une madone. Aux sons de John Tavener (sur la même musique qui irradiait le début de The Tree of Life), son visage capte la lumière, telle la Jeanne d’Arc de Dreyer. Elle vit sa foi avec vigueur. A côté, caché, cartésien, Bruno puise dans l’énergie du désespoir. Il sait qu’il agit sans chance de Pardon, ni même avec un réel espoir d’être aimé en retour. Nous sommes dans le pur mélodrame, mais avec le lyrisme intériorisé propre au cinéaste new-yorkais.
Le lien avec Two Lovers est tout trouvé. Ewa et Leonard sont deux entités déchirées. Quand Phoenix incarne cet homme hésitant entre deux amours, il cherche surtout à expier une culpabilité qu’il ne peut fuir. Jadis quitté par sa fiancé et trahi par sa belle-famille, Leonard tente d’échapper à un mal qui le ronge, et qui est le déclencheur de ses malheurs. Il porte le mal en lui. Du coup, quand les conventions sociales l’obligent à se rapprocher de Sandra, jeune juive de son milieu, aussi jolie soit-elle, c’est tout un passé qui le rattrape. Sa plus belle promesse de s’en sortir ? Michelle, une blonde sensuelle et fragile. Les hésitations du cœur de Two Lovers n’avaient rien d’une bluette. Elles étaient les deux faces d’une même entité : la blonde et la brune, toutes deux belles à se damner, mais porteuses de bonheurs différents.
Pour Ewa, le même genre de choix lourd de conséquences se profile. Doit-elle rester auprès d’un homme qui peut la sauver mais qu’elle peine à aimer, ou croire en ce prestidigitateur joué par Jeremy Renner ? Se pourrait-il qu’elle regagne en pureté en le suivant ? Mais alors, la stabilité familiale qu’elle cherchait avec sa sœur serait-elle de la partie ? Et si cette promesse n’était qu’un tour de passe-passe supplémentaire ?
Pour bien comprendre le chemin que suivent les personnages chez James Gray, il suffit de se concentrer sur le rythme avec lequel ils agissent. Dans La Nuit nous Appartient, par exemple, les héros subissent l’action. Ce n’est que lorsqu’ils prennent enfin la décision d’agir, quand ils court-circuitent le rythme imposé depuis le début, qu’ils mettent le grappin sur les mafieux. Pour The Immigrant, Gray mise sur une forme d’inertie à chaque séquence. La plupart se terminent en fondu au noir ou en fondu enchainé. Le temps qui passe et la sédentarisation forcée des personnages augmentent la sensation d’enfermement. La séparation entre Ewa et sa sœur pèse. L’absence de porte de sortie aussi. Il est frappant de constater l’importance des photos chez le cinéaste. Ce sont les clichés des policiers en ouverture de La Nuit nous Appartient, ce sont les instants amoureux captés par l’appareil de Phoenix dans Two Lovers, c’est l’image figée d’une sœur perdue dans The Immigrant. C’est aussi cette manière de faire de chaque plan un tableau, un instant qu’on cristallise, comme pour observer ce qui s’y joue. C’est d’autant plus vrai avec ce nouveau film, hommage aux ancêtres de l’Amérique et du cinéma.
Dans un ultime plan qu’il faut taire (sauf pour dire que c’est l’un des plus beaux plans jamais vu au cinéma – vraiment), tout le sens du rythme de Gray s’exprime. Celui de créer des atmosphères pour lâcher prise, en collant ensemble des blocs de scènes comme on le faisait avec les actes d’une tragédie de théâtre.