Lulu femme nue, film de Solveig Anspach adapté d’une bande dessinée, est un régal et un film qui fait du bien. Plutôt que de célébrer longuement sa justesse de ton ou les qualités d’un casting sans faille, on peut laisser remonter quelques souvenirs. Une filiation apparaît avec des oeuvres à peine plus anciennes, et la comparaison fait ressortir un message fort de ce film.
De nombreux films montrent un personnage qui rompt avec une vie malheureuse. Ces prises d’envol sont autant d’encouragements à oser vivre notre vie au lieu de la subir. Dans un monde où le patriarcat et la domination masculine tiennent encore le haut du pavé, ces films prennent une dimension supplémentaire lorsqu’une femme en est le personnage principal.
Dérives (contrôlées?)
Du moins cela pourrait être le cas. En comparant quelques films, sans prétention à l’exhaustivité, on s’aperçoit que ce n’est pas si simple.
En quittant la salle, trois autres films nous reviennent en mémoire, une sélection subjective de moments qui ont laissé une jolie trace en nous. La Nouvelle Eve est sorti en 1999, Une femme d’extérieur en 2000, et Le lait de la tendresse humaine en 2001. Dans chacun d’eux le scénario repose sur l’histoire d’une femme en difficulté. “Eve” moderne, Karin Viard incarne en Camille une trentenaire un peu paumée mais pas trop, qui se cherche dans une société où l’on attend beaucoup des femmes. La liberté au prix fort, pourrait-on dire, mais avec une pointe de distance (on n’est pas là pour pleurer, semble dire Corsini). Dans Une femme d’extérieur, Agnès Jaoui trouve l’un de ses plus beaux rôles dont elle donne une interprétation déchirante. Larguée par son mari, la mère de deux enfants est rapidement larguée tout court, perdue. Dans Elle s’en va (2013), Catherine Deneuve n’est pas beaucoup mieux lotie mais elle n’a pas d’enfant à charge et peut se risquer à une sortie de route. Restons donc dans la trentaine, la quarantaine, âge critique commun à Lulu et ses soeurs de mésaventure. Dans Le lait de la tendresse humaine, la dépression post-partum entraîne une jeune mère à la dérive. Avec une justesse infinie, Marilyne Canto campe toute la détresse d’une femme laissée au milieu du bonheur parfait (un mari aimant, 3 enfants) à une insondable solitude.
Un fil invisible relie ces personnages éprouvés. Ces trois femmes, à un moment de leur vie, ne trouvent plus la force de faire face. C’est trop.
Lulu femme nue partage un point de départ similaire. Son quotidien l’étouffe, sa vie l’écrase, Lulu s’étiole. D’ailleurs à la voir quasi suppliante expliquer “j’aimerais vraiment travailler” on craint que, tout bien réfléchi, elle n’a guère de vie. Elle atteint, sans préméditation, ce stade où elle ne peut plus revenir à son point de départ et reprendre ce semblant d’existence. Elle ne se rebelle pas, elle se laisse glisser, sans force et sans volonté. De ce point de départ, Solveig Anspach pourrait décrire un naufrage, une noyade. Au contraire, par petites touches, elle nous dépeint une salvation.
Etouffer, fuir
Laissons de côté la bande-dessinée dont il est tiré, pour ne s’attarder que sur le film.
D’abord cette femme, Lulu, dévalorisée et tyrannisée par son mari, déclassée du monde du travail parce qu’elle n’a fait “que” s’occuper de sa famille. Ce n’est pas tant qu’elle veuille s’offrir une pause, elle ne s’offre rien, sa situation est plus grave : elle ne peut pas rentrer chez elle. Elle en ressent physiquement et psychologiquement l’impossibilité.
Enfin un homme tendre et attentionné lui offre amour, respect, bonheur mutuel. Ce n’est pourtant pas l’homme parfait ce Charles, mais il lui fait du bien au lieu de lui faire du mal (et Boulli Lanners excelle dans le rôle).
A ce stade, on reste dans un motif connu, fuir le malheur, ou quérir un nouveau bonheur dans la fameuse crise de la quarantaine.
(Entre femmes) s’épauler
A partir de là, Anspach propose autre chose. On assiste à une éclosion, Lulu s’émancipe progressivement et apprend à reconnaître ses droits (avant de pouvoir à nouveau assumer ses devoirs de mère, mis temporairement entre parenthèses). Ce parcours psychologique trouve une expression matérielle par la route, et par la mer (son immensité, sa force, tous les possibles qu’elle offre). La mer au secours de la mère, le rapprochement est sans doute banal mais il est justifié.
Lulu obtient d’abord une forme d’approbation de sa soeur, voire de sa fille, qui couvent du regard sa parenthèse amoureuse sans s’y immiscer. Mais Lulu n’est pas encore prête, elle doit poursuivre son émancipation, et couper jusqu’à ces fils invisibles et protecteurs.
Sur la route, elle rencontre une mère de substitution, mi-amie, mi grand-mère, qui mine de rien reprend son éducation et la redresse. La remet sur la bonne voie. Lui redonne confiance. Avec bienveillance, la bonne vieille Marthe redonne à Lulu suffisamment d’élan pour qu’elle-même puisse aider une autre jeune femme.
Lorsque Lulu prend le chemin du retour, la jeune serveuse la salue en passant. Elle a suivi le conseil de Lulu et part vivre sa vie, loin de sa Thénardier de patronne.
Tout le film suit le fil de solidarités féminines. On y mesure concrètement le poids d’être dépendante financièrement. Et les femmes s’y épaulent, se protègent parfois, se soutiennent. Jusqu’au bout cette solidarité prend le dessus. “Tu veux que je sois là quand il rentrera?”, propose la soeur de Lulu. “J’ai les boules contre toi… et puis j’ai eu peur de jamais te revoir”, confesse la fille avant de se lover dans les bras de sa mère. C’est l’amour qui fait tenir tout ça, pas la peur. Anspach filme l’amour avec une tendresse communicative.
Sans discours ni démonstration, le Lulu femme nue de Solveig Anspach est un film profondément féministe, et même assez militant. Car il donne une dimension collective au parcours de Lulu, qui nous empêche de n’y voir qu’une aventure singulière. Des subtiles nuances séparent aussi le film d’Anspach de ceux de Robert Guédiguian, par exemple. Chez ce dernier, on a souvent un pied dans le conte, ou dans la parabole, voire un dans chaque. L’optimisme de Lulu femme nue reste dans les limites du crédible. C’est sa force, car il fournit du même coup un exemple. On n’est pas dans le “serait tellement bien si…”, mais dans “ils ont raison”.
(Re)trouver place dans ce monde
Dans son roman Paradise, Toni Morrison met en scène quatre femmes, quatre vies cabossées qui s’agrègent au fil des événements pour former de çà en là une petite communauté. Elles se soutiennent, s’exhortent, se pansent. On retrouve un situation analogue dans la série Top of the lake, de la réalisatrice Jane Campion. Au bord du lac d’une vallée reculée, un groupe de femmes élit domicile. Comme par hasard, elles le baptisent… “paradise”. Des femmes de tous âges viennent s’y refaire la cerise, pour un temps ou pour toujours, avec ou sans contact avec le village voisin. Dans les deux cas, des femmes s’auto-organisent, prennent seules les rênes de leur existence, et mettent en place des solidarités féminines. Elles le font en se coupant du monde, au créant une bulle séparée du monde dominé par les hommes.
C’est là aussi que Lulu femme nue innove. Les hommes sont là, pour le meilleur et pour le pire. Le trio de frères, traine-savate aux grands cœurs, laisse cependant entendre que les hommes qui valent le coup sont eux-aussi en marge de la société et de ses normes. Lulu fuit son foyer mais conserve le contact avec sa sœur. Elle reste en ville, de petites villes déjà plus grandes que le village où est installé sa famille. Elle s’éloigne des lieux où son passé l’empêche de devenir une autre, mais elle ne fuit ni la vie ni la civilisation. C’est tout le contraire, elle se construit pour prendre enfin pleinement sa place dans ce monde. Jusqu’à sa décision finale où, enfin, elle a la force d’affirmer ses droits. Ses compagnes de voyage, la vieille Marthe et sa poigne joviale, la jeune Virginie qui prend son envol, ne mènent pas des vies de conte.
Solveig Anspach combine en un film des motifs jusque là représentés plutôt séparément. Comme une toile dont les couleurs associées créent quelque chose de neuf et puissant, Lulu femme nue devient, mine de rien, un manifeste féministe rassérénant en plus d’être une histoire éminemment touchante.