On associe souvent la naissance du nouvel Hollywood à Easy Rider et à Macadam Cowboys, les deux films phares de 1969 qui ont regardé le cinéma classique américain dans les yeux et lui ont craché, sans vergogne, sur les bottes. Cette année-là, le mythe américain s’est effondré, la figure du héros a mordu la poussière, l’image du cowboy a été tournée en ridicule, et, au final, le système capitaliste a dévoilé ses limites sur écran. Le cinéma indépendant venait de gagner ses premières guerres, et s’inscrivait tout autant dans la critique sociale que dans la défense d’une nouvelle esthétique qui ne serait pas encadrée par les studios.
Bien que ces deux films aient évidemment une importance capitale dans l’histoire du cinéma, on peut se demander – même s’il n’a jamais été reconnu comme tel –, si le véritable instigateur de cette rupture, le véritable déclencheur de ce renouveau n’est pas The Swimmer de Frank Perry, sorti l’année précédente, en 1968.
Sur la forme, The Swimmer a l’air d’un film de studio classique de la grande époque. Le rôle principal est tenu par Burt Lancaster, et Frank Perry a les mains liées au point que ce sera Sydney Pollack qui terminera le film (il n’est crédité pour celui-ci que depuis 2010). Mais sur le fond, il s’agit d’une critique, à la fois bien amenée et cruelle, de l’american dream et de la vision qu’en renvoie le cinéma. Le scénario, qui peut paraitre un peu barré au premier abord, est une véritable machine à désosser les rêves. Ned Merrill (interprété par Lancaster donc) débarque seul dans le jardin d’un couple d’amis qu’il n’a pas vu depuis longtemps et se jette immédiatement dans leur piscine. A partir de là, il décide de rentrer « à la nage » chez lui en traversant une par une la quinzaine de piscines qui le séparent de sa maison ; impliquant ainsi que Burt Lancaster passera l’intégralité du film vêtu exclusivement d’un maillot de bain ! Mais son retour se transformera rapidement en une plongée dans l’Amérique des Tea Party et dans ses souvenirs. Chaque maison, chaque piscine est une occasion d’en apprendre plus sur Ned et de mettre à mal une société bâtie sur l’apparence, les préjugés et un mélange malsain d’oisiveté et de valeur travail.
La force de The Swimmer est que le film ne s’attaque pas seulement à la société WASP au travers d’un voyage, sur le modèle de l’étranger qui (re)découvre son pays. Non c’est avant tout au travers de Ned Merrill et de comment Frank Perry le met à mal que se dévoile peu à peu le projet. Burt Lancaster a 55 ans au moment du tournage de The Swimmer. Il est dans la force de l’âge et, durant la première partie du film, il apparait comme magnétique et invincible, telle une énième version de l’homme blanc américain successfull que les femmes rêvent de séduire. Et puis, peu à peu, il va commencer à se fragmenter, à laisser apparaître ses faiblesses, mais non pas comme un personnage prétentieux qui finirait par dévoiler son humanité, plus comme un homme, métaphore de la société, qui s’apprête à imploser. Au fur et à mesure, l’image idyllique qu’il nous renvoyait va se craqueler suite aux découvertes sur son passé.
A chaque piscine, on remonte le temps et on entrevoit une nouvelle partie de son histoire : l’image du bon américain et de l’ami fidèle s’effrite ; les contradictions s’imposent peu à peu ; l’amour infaillible pour sa famille s’oppose à la liberté et à la séduction que se doit d’incarner le « héros » ; et l’arrogance et le racisme se rappellent à notre bon souvenir. En quoi est-il différent de ces personnes détestables et sûres de leur modèle de vie qu’il ne cesse de croiser ? Puis, l’on se met à douter : a-t-il encore toute sa tête ? Ned parait désorienté et semble victime de trous de mémoire. Peu à peu, via une prestation incroyable de Burt Lancaster, Ned vieillit et passe du « monstre sacré américain » à un sexagénaire à bout de force, tremblotant et humilié. Il se blesse, il se voute, il s’affaiblit à vue d’œil. Celui qu’on suppose être un ancien directeur commercial d’une grande entreprise nationale, se fait bousculer par les anciennes connaissances qu’il croise. Elles aiment ce qu’il était avant, mais détestent ce qu’il est devenu. Dans une scène tragique, Burt Lancaster se retrouve à devoir écarter les doigts de pieds pour prouver au gardien d’une piscine qu’il s’est bien lavé. Le cinéma américain est pavé d’histoire de types brisés qui se relèvent toujours, et The Swimmer raconte justement l’histoire d’un type qui ne se relèvera pas ; la fin du film étant, à ce sujet, aussi triste que poignante.
Les seuls moments où Ned reprend un peu de sa superbe, c’est lorsqu’il s’éloigne de la civilisation pour se retrouver dans la nature. Là, dans une version complètement fantasmée de celle-ci (confère la scène avec le cheval), il retrouve ses sensations et la légèreté. A l’écart des hommes, il peut se débarrasser du poids qui pèse sur ses épaules. La nature pardonne, l’homme non. Dans sa manière de s’attarder sur celle-ci, on ressent presque chez Frank Perry des prémices de Terrence Malick. Tout le film regorge de détails, de métaphores et d’interprétations. Par exemple, lorsque Julie Ann Hooper, la baby-sitter lui raconte combien, adolescente, elle était amoureuse de lui, tout en soulignant implicitement que c’est du passé, on peut facilement y voir une comparaison avec le cinéma américain.
The Swimmer transpire un dégout de la société américaine, de ses perversions et du bonheur factice qu’elle crée. Mais le film ne fait jamais dans le manichéisme ou dans la démonstration (les protagonistes sont d’ailleurs souvent bien conscients de leur condition), et enchaîne les scènes sans la moindre linéarité, créant successivement malaise, rires et gêne, chacune de ses vignettes méritant quasiment une analyse propre.
De par ce qu’il nous dit sur la société américaine et du cinéma américain de la fin des 60, de par la prestation de Burt Lancaster qui, tout en regardant sa carrière passée, semble prêt à donner le flambeau, de par la finesse de ses situations et sa dénonciation sans simplification, et de par la mélancolie qu’il génère au final, plus qu’un film pivot, The Swimmer est tout simplement un film essentiel.