A Cappella (Han Gong-ju) :
ne te retourne pas
Présenté au festival du film asiatique de Deauville le 7 mars 2014. Sortie fin 2014. Durée : 1h52min.
Le festival de cinéma peut être un événement très ingrat. On y enchaîne les films à vitesse grand V sans prendre le temps de les digérer. Chaque œuvre visionnée a tendance à immédiatement écraser l’autre sous la domination de la mémoire immédiate. Les sensations finissent parfois par se confondre au gré d’une surimpression pas toujours heureuse. On en sort parfois lessivé, avec l’impression d’avoir visionné un long-métrage totalement incohérent d’une durée de dix heures, écheveau si vite noué qu’il devient quasiment impossible à démêler. Il faut se méfier des sensations festivalières : chaque impression, positive ou négative, est immanquablement amplifiée. Certains croient ne voir que des grands films là où ils ont surtout croisé des mirages, les autres sont inconsciemment blasés par l’empilage d’œuvres de choix, qui ne provoque chez eux qu’une indifférence injuste. Les plus clairvoyants sont ceux que l’on entend claironner, à l’issue d’une projection ou d’un débat, qu’il leur faudra revoir le film à Paris — ou ailleurs, mais généralement ces gens disent Paris — parce qu’ils ne savent plus bien ce qu’ils en ont pensé. Le festival de cinéma permet d’avoir envie de revoir les films à Paris.
Mais il y a les moments de grâce. Ceux qui rendent une édition mémorable et envoient, par leur absence, certains millésimes dans les tréfonds de l’oubli. Le quatrième film de la journée, qui vous fait oublier la fatigue, la faim, les fauteuils inconfortables — le festivalier n’est jamais content. Au festival du film asiatique de Deauville, 16ème du nom, la grâce tenait en trois petits mots. Un nom et un prénom composé, comme c’est toujours le cas en Corée du Sud. Han Gong-ju. Han Gong-ju. Le nom de l’héroïne et le titre du film. Il sortira en France sous un titre A Cappella, nettement plus prononçable mais parfaitement incongru. Parce que le premier film de Lee Su-jin mérite mieux que ça, nous continuerons à l’appeler Han Gong-ju. C’est un film si respectable qu’il serait indécent de l’appeler autrement. Ce serait comme tutoyer et appeler par son prénom une personne qu’on respecte infiniment et qui nous impressionne beaucoup. Ça tue la grâce. Ça rompt le sortilège. Personne ne veut de ça.
Cette année à Deauville, c’était la mode des films sud-coréens mettant en scène des adolescents mal dans leur peau, hantés par le suicide et/ou l’auto-destruction, étouffés par un monde où l’on se doit de respecter les convenances, de répondre aux exigences du cercle familial et éducatif, de devenir un adulte performant avant même d’avoir pu être un ado heureux. Suneung poussait la compétitivité entre grosses têtes jusqu’au pétage de plomb absolu. Steel Cold Winter transformait deux lycéens ravagés par le spleen en couple d’amants vengeurs. Sans jamais réellement convaincre, ou seulement par endroits. Et puis est arrivé Han Gong-ju. Postulat semblable, résultat différent. Un film aussi délicat que brutal, ça n’a pas de prix. On a d’ailleurs très vite compris pourquoi, invité à prendre la parole avant la première projection du film, Lee Su-jin n’a ouvert la bouche que pour prononcer deux formules de politesse. Pas de simili note d’intention, pas d’avertissement. Rien. Le film est tellement auto-suffisant, plein sans être programmatique, qu’il se passe effectivement de commentaires. Ce texte n’a même aucune raison d’exister.
Au moment où commence le film, Gong-ju (c’est donc son prénom) réunit à la va-vite quelques affaires personnelles, pressée par un professeur qui doit l’emmener loin de chez elle. Tout cela ressemble à un programme de protection des témoins version bricolée. « Ton père t’apportera tes vêtements plus tard ». Gong-ju doit fuir sans trop traîner une situation qui semble immédiatement inextricable et irrespirable, sans qu’aucune explication ne nous ait été fournie. La mort d’une adolescente, évoquée peu de temps après, n’est pas étrangère à ce départ, mais Lee Su-jin laisse planer un épais mystère sur lequel le voile ne sera levé que bien plus tard. Absolument pas par volonté de créer le suspense, mais parce que là où va Gong-ju, personne ne sait ce qui s’est passé. On attend aux côtés de l’adolescente comme un confident qui attendrait patiemment que sortent quelques mots de sa bouche. Mais non : Gong-ju a toutes les raisons du monde de ne pas évoquer les heures sombres de son passé. Alors on patiente.
On l’observe prendre péniblement ses marques dans un nouvel univers qui n’est probablement que temporaire pour elle. On la voit hésiter entre emprunter les chemins d’une solitude bien pratique et se risquer à nouer de nouveaux liens amicaux qui pourraient lui faire du mal. La jeune femme va nager aussi souvent que possible, moins pour noyer sa peine que pour poursuivre un objectif de vie dont ne sait pas grand chose. Lee Su-jin se livre à une peinture par bribes qui rappelle la grâce absolue du Bleu de Kieslowski.
Le cinéaste aime à nous perdre. Bientôt, la description du quotidien de Gong-ju alternera avec des retours en arrière quasiment imperceptibles, insérés en toute fluidité pour mieux signifier que ce passé-là, fait d’inquiétude et de souffrance, ne fait qu’imprégner le présent. Les fantômes de l’adolescente sont là, sur ses talons, guettant le moment adéquat pour refaire surface. Han Gong-ju, c’est l’histoire d’une jeune femme qui ne doit pas se retourner mais qui n’a pourtant guère le choix.
Surgit un rebondissement presque inutile mais pourtant parfaitement intégré : dans son nouveau lycée, Gong-ju finit par laisser éclore ses talents de chanteuse puis par participer à la chorale montée par quelques-unes de ses nouvelles fréquentations. Talentueuse, jamais aussi lumineuse que lorsqu’elle chante, la voilà en passe de devenir la nouvelle coqueluche du lycée. Mauvais signe à l’époque de Youtube et des réseaux sociaux, piètres défenseurs de vie privée. Tiraillée entre les sirènes d’une célébrité potentielle et le besoin vital de se protéger, Gong-ju tergiverse. Un ressort que le cinéaste n’emploie qu’avec parcimonie, loin d’en faire le nœud essentiel de son intrigue.
Han Gong-ju orchestre un télescopage rare : les ténèbres y rencontrent la lumière, et le travail de résilience se fait souvent avec le sourire. Autour de la jeune femme, la lâcheté des adultes — dans leur rapport à son histoire, mais également dans la façon de gérer leur propre existence — les transforme en ombres pathétiques, curieusement risibles, qui constituent moins des modèles que des exemples à ne pas suivre. Le tout dans une sorte de bulle presque légère, une parenthèse aérienne dont Gong-ju n’oublie jamais le côté éphémère.
Les bobines avancent, les flashbacks se mêlent au présent avec une maestria d’autant plus impressionnante qu’elle est toujours discrète, et les révélations finissent par tomber. Là, la bulle éclate, et la véritable nature de l’histoire de Gong-ju finit par glacer le sang tout en donnant sur le présent un éclairage neuf. Tout au long du film, Lee Su-jin nous a délicatement pris par la main pour nous donner progressivement à voir ce que l’humanité peut produire de pire. Puis il nous laisse là, spectateurs impuissants d’un terrible spectacle qui ne fait pourtant jamais de nous des voyeurs. Pas de moralisation de l’image, pas d’exploration du clinique : juste l’honnêteté de regarder en face l’horreur d’une situation qui n’arrive pas qu’aux autres. Han Gong-ju est un film plein de paradoxes pleinement maîtrisés, un monument doux-amer qui aurait pu se complaire dans la noirceur, la dépression et l’horreur, mais choisit de sauter à pieds joints dans l’ambiguïté du réel. L’expérience est traumatisante, mais moins comme un film de Gaspar Noé que comme une leçon de vie d’un naturel absolu, morceau sublime d’une existence loin de l’être. Le genre de voyage dont on ne revient jamais.